Canadian Journal for Traditional Music (1978)

La Transmission des Melodies Folkloriques: Quelques Exemples

Robert Bouthillier

Selon Ia definition donnée en 1954 lors du septième congrès annuel de l'International Folk Music Council (IFMC), la musique folklorique — et par là, la chanson traditionnelle —est le produit d'une tradition musicale qui s'est développée grace au processus de la transmission orale. Les facteurs qui modélent la tradition sont:

i) la continuité qui lie le present au passé; ii) la variabilité qui emerge de l'impulsion créatrice des individus et des groupes; et iii) la sélectivité exercé e par le milieu, qui determine dans quelles formes la musique se perpétuera.1

Cette definition est évidemment extrêmement large. Mais elle a l'avantage de faire ressortir clairement les trois éléments essentiels qui conférent a la musique traditionnelle son identité propre. De facon plus générale, on pourrait méme dire qu'elle peut s'appliquer a tout ce qui se regroupe sous l'appellation "folklore". Ses deux premiers termes, continuité et variabilité, bien qu'en apparente contradiction puisque le concept de continuité est lie plus ou moms directement a celui d'une certaine stabilité, sont pourtant omniprésents dans la transmission orale et caractérisent l'ensemble des données qui s'y retrouvent.

La chanson n'échappe pas a Ia régle. Tant du point de vue des textes que des musiques, la conjonction de ces deux concepts produit cet étonnant résultat: des types bien établis qui se perpétuent linéairement malgré l'émergence de nombreuses versions qui, tout en s'étant modifiées, enrichies ou détériorées au cours du processus de transmission, sont toujours identifiables au type précis duquel elles sont issues.2

Ces notions de stabilité et de variabilité sont cependant des abstractions; elles ne se concrétisent vraiment que lorsqu'on explore un tant soit peu le repertoire et qu'on se livre a un examen comparatif de ses éléments. Pour le folkioriste, c'est une démarche routiniére dont les résultats, pour différents qu'ils soient dans chaque cas particulier, obéissent toujours au "principe de l'arbre": les versions d'un même type sont comparables aux rameaux d'un même tronc.

Ce principe est tellement universel en folklore qu'il devient presque évident. On en oublie méme de s'interroger sur le comment et le pourquoi de semblables résultats. Ce qui est au depart contradictoire — stabilité dans la variabilité (on peut inverser les termes de cette inclusion) — est systématiquement résolu par la tradition orale. Cette attitude découle problablement de ce qu'on s'est Iongtemps attaché a ne considérer que les documents recueillis, les "produits finis" de la chaIne (les "textes") et qu'on a quelque peu néligé, du même coup, le milieu d'origine de ces documents et leur "mécanique de production" (le "contexte"). Il était normal qu'une analyse comparée portant sur des documents apparentés, certes, mais sans relation directe les uns avec les autres, nous permette de démontrer leur identité, leur appartenance a même tronc, mais sans pouvoir en décrire le processus générateur. Analyser 15 ou 20 versions différentes d'une méme chanson nous renseigne sur son état général: on peut en dresser un portrait comparatif, établir la liste des principales variantes, apprécier comment chacune se différencie ou s'associe a l'ensemble. Mais si ces versions sont indépendantes les unes des autres, nous n'en saurons pas plus sur leur potentiel de stabilité ou de variabilité en cours de transmission.

En théorie donc, si l'effet de ces facteurs sur l'état du repertoire traditionnel chanté est facile a comprendre, il est par contre trés difficile a mesurer en pratique, parce que la documentation n'a pas été élaborée en fonction de ce genre de recherche. Il fallait donc innover et passer de la quête de repertoire a la découverte de réseaux de transmission nous permettant de comparer entre elles des versions des mêmes types en filiation directe, recueillies de deux ou plusieurs membres de ceux-ci. C'est une démarche exploratoire dans ce sens que nous avons entreprise ii y a quatre ans, Vivian Labrie et moi, a partir d'enquêtes systématiques menées dans le Nord-Est du Nouveau-Brunswick. Ces premieres recherches sont d'ailleurs a l'origine de ma these de maItrise, dont est tire l'essentiel de cet article.3

En examinant le processus de la transmission orale des chansons folkioriques, on entre de plain-pied dans l'étude du contexte, lui-même en relation trés étroite avec le milieu traditionnel qui le supporte. On le voit, Ia question est complexe; elle met en jeu un grand nombre de variables dont il est difficile d'apprécier l'influence exacte. Les résultats de la transmission orale varieront si on modifie les conditions dans lesquelles elle s'effectue. C'est là un axiome fondamental, et on doit tenir compte de l'équilibre sous-jacent lorsqu'on examine une situation particulière. Concrètement, cela signifie par exemple que le processus n'est pas nécessairement Ia même en Acadie qu'au Québec, ou dans un rang a vocation agricole plutôt que dans un village de pécheurs; ou encore, que la relation d'apprentissage père-fils produira des résultats différents de ceux de la relation de voisinage. Autant de situations, autant d'exemples. Il m'a donc semblé important d'exposer d'abord quelques-unes des caractéristiques générales de Ia transmission, quej'illustrerai par la suite au moyen de quelques exemples musicaux tires de nos enquêtes acadiennes.

La premiere de ces caractéristiques, assimilable aux conditions d'existence, aux circonstances de Ia transmission, est fonction de Ia definition même du processus, definition proposée par les theories modernes sur Ia communication. Un transmetteur adresse un message spécifique — ici, une chanson, ou un repertoire chanté — a un auditoire donné et dans des circonstances définies. La retention du message, l'apprentissage, depend alors d'une série de facteurs: l'intelligibilité du message (coherence avec les modéles culturels familiers au groupe d'auditeurs), les conditions de la transmission (circonstances, fréquence, etc.), les antécédents du ou des récepteur(s) potentiel(s) (talent, mémoire, motivation a apprendre, etc.). La qualité de Ia reproduction des messages transmis dépendra essentiellement de la conjonction de chacun de ces facteurs.

La direction de la transmission en constitue la deuxième caractéristique. Elle est déterminée par la nature de la relation qui unit transmetteur et récep

3R. Bouthillier, Constantes et variantes des/brmes musicales dans Ia transmission orale: Recherche chez une famille de Tracadie, Nouveau-Brunswick. These de maItrise. Québec, Université Laval, 1976, xxiv-348p. dactylteur. Ainsi, elle sera verticale ou horizontale selon qu'elle mettra en presence des protagonistes de générations différentes (parents-enfants, vieux-jeunes) ou de méme groupe d'âge (frères et soeurs, cousins, camarades). Elle sera directe si elle est d'ordre familial, ou au contraire latérale si elle privilégie le voisinage comme source d'apprentissage. Ces directions possibles produiront autant de situations, chacune possédant ses caractéres propres et générant un résultat potentiellement different des autres. Ce qui nous améne à examiner Ia troisième caractéristique importante de toute situation de transmission: le produit obtenu a la sortie du système.

Avant même de parler de la nature du produit, on doit d'abord en constater la multiplicité. Une oeuvre folkiorique est par definition adaptable, multiforme, parce qu'elle est mobile et se reproduit au hasard des transmissions successives. A l'extrémité de la chaIne, on s'aperçoit que la variabilité attendue, causée par des facteurs aussi différents que puissants (migration, acculturation, evolution, creation, selection, oubli) est en fait contrebalancée par une force d'inertie d'une puissance au moms égale a celle des tendances a la modification, et qui tient en grande partie dans des facteurs d'ordre personnel (une capacité certaine chez l'étre humain de reproduire la structure des modéles qui lui sont soumis), d'ordre intrinsèque au message (concordance entre Ia nature du message et le repertoire culture!), et d'ordre social (une certame "auto-correction" due a la fréquence, a la nécessité de se conformer aux modéles pré-existants, etc.). L'action combinée de tous ces facteurs réduira considérablement les possibilités théoriques de divergence. Conséquemment, l'éventail des modifications possibles sera limité, et descriptible. On trouvera au Tableau 1 une synthése de possibilités de modification exposées par Arthur Rossat, dans un ouvrage déjà ancien, mais qui n'en constitue pas moms l'énumération la plus complete quej'aie consultée sur le sujet.4

Ce tableau n'est pas exhaustif. II y manque la description de situations pourtant fréquemment remarquées: alterations du vocabulaire, de la rime ou de l'assonance; emploi de synonymes ou d'équivalents; oubli momentané ou permanent de certaines strophes, entralnant l'émergence de fragments. Au niveau musical peuvent surgir des variations de certaines hauteurs de son produisant une modification sensible de la courbe mélodique; ou encore l'altération de certains degrés ou l'addition pure et simple de degrés nouveaux viennent souvent modifier l'échelle originale. Malgré ces quelques lacunes, l'exposé de Rossat constitue un essai sérieux dans le but d'établir une typologie des alterations consécutives a la transmission orale des chansons. Il ne les aborde pas comme le produit du système, de la "chaIne" de transmission, mais plutôt comme étant intégrées au processus méme de communication au niveau de chaque cellule oü s'effectue le passage du savoir musical traditionnel.

Cette distinction est extrémement importante. Si, en bout de chaIne, on obtient une ambivalence stabilité/variabilité, c'est au niveau de chacune des cellules individuelles qui constituent la suite des transmissions qu'il faut chercher un debut d'explication aux mécanismes qui régissent la forme que prendra Ia version soumise ainsi aux aléas de Ia tradition.

4.A Rossat, La Chanson populaire dans Ia Suisse romande. Lausanne, 1917, p. 139 a 204. Le tableau est tire de ma these, op. cit., p. 51. On pourrait se surprendre de l'ancienneté de cette référence. Lorsqu'on salt que jusqu'aux ouvrages récents de Conrad Laforte, les derniéres publications a caractère théorique sur Ia chanson folkiorique française remontent a Patrice Coirault (entre 1927 et 1953), on se rend compte qu'il y a nécessité a l'heure actuelle de multiplier les recherches dans le domaine de la chanson, étant donné le petit nombre de publications disponibles oü on l'a abordé dans une perspective autre que l'élaboration de recueils ou d'anthologies.

Modifications Possibles Dues a Ia Transmission Des Chansons

I. Alterations du vocabulaire et du sens

1. erreur de copie, faute d'attention

2. alterations par confusion, incomprehension, ignorance

(a) noms propres de pays

(b) noms propres de personnes

(c) termes peu usuels ou abstraits

3. alterations par influence du patois (ou de h'accent)

4. alterations par contamination de deux ou plusieurs chansons

5. alterations intentionnefles

II. Alterations prosodiques

1. raccourcissement (elision)

2. allongement (introduction de muettes inutiles)

III. Alterations rythmiques:

1. alterations personnelles (liberté d'interprétation)

2. non-concordance de la versiflcation et de Ia mélodie

(a) vers syllabique trop long ou trop court

(b) strophes de longueur différente

IV. Alterations de la melodic

1. stabilité relative du timbre: variations d'interprétation

(a) repos arbitraires

(b) trop grande respiration

(c) points d'orgue prolongés

(d) silences trop longs

(e) silences trop courts

(f) rallentendo a Ia finale

(g) appuis

2. puissance et intensité du volume de voix

3. mélismes ajoutés ou inventés

4. monotonie

5. changement de mesure

6. changement de temps

7. changement du chanteur d'une journéc a l'autre

8. changement d'air en changeant de strophe

9. contamination

10. chromatisme (d'après A. Rossat)

Le concept de la chaIne n'est d'ailleurs pas réellement explicatif de la réalité traditionnelle. C'est un modèle qui nous permet de reconstituer en sens inverse de la transmission la suite de chacune des cellules; pour l'établir, on procede a rebours, du point d'arrivée vers le point de depart. Or, dans la réalité, on est plutôt en presence de faisceauxde transmission, a partir d'un émetteur premier vers un grand nombre d'auditeurs potentiels. Seuls quelques-uns de ces auditeurs retransmettront a leur tour le repertoire qu'ils auront appris de leur premier maître; et encore, pas au complet. Ces quelques nouveaux transmetteurs posséderont en général une bonne capacité de reproduction tIdële; us seront alors garants de Ia continuité de la tradition, et d'une relative stabilité. Si ce mécanisme de selection internejoue a chaque fois de facon a ce que seuls les meilleurs récepteurs deviennent a leur tour émetteurs, le message original ne risque pas d'être méconnaissable, peu importe si le nombre de faisceaux successifs de retransmission est élevé..

Cette influence de l'excellent transmetteur sur la circulation du repertoire est un des éléments d'explication les plus probables en ce qui a trait a la stabilité surprenante des formes folkioriques chantées, souvent plusieurs fois centenaires. Je n'ai fait ici qu-en résumer le principe.5 Il ouvre Ia voie a bien des recherches futures.

* * *

Puisqu'il semble que la partie se joue principalement au niveau des cellules individuelles de transmission, c'est autour de l'une d'entre elles que j'ai choisi dans un premier temps de concentrer ma recherche. De plus, il était illusoire de penser traiter adéquatement de la chanson considérée dans ses composantes poétiques et mélodiques; je me suis contenté d'explorer les aspects musicaux des documents recueillis.

Le premier réseau que nous ayons observe systématiquement — autour duquel ma these s'est élaborée — a été celui constitué par la famille de BenoIt BenoIt (1880-1960) de Tracadie, Nouveau-Brunswick, qui fut l'un des informateurs les plus remarquables que Luc Lacourcière, Felix-Antoine Savard et Roger Matton aient rencontré.6 A partir des chansons recueillies par ces premiers enquêteurs auprès de M. Benolt entre 1955 et 1958 (en tout, 165 versions de 100 types distincts), nous avons Pu nous-méme retrouver un certain nombre de versions de même type auprès de quelques-uns de ses enfants en 1974 et 1975 7, et a partir desquelles il a été possible d'établir une comparaison de l'état des documents après leur passage d'une génération a l'autre. Les exemples choisis sont présentés par groupes de versions; pour chacun, la premiére (version A) est tirée du repertoire du père, et la ou les suivante(s) (versions B,C, etc.), du repertoire de ceux des enfants qui nous ont chanté une version du même groupe. Toutes les melodies sont briévement analysées afin d'en souligner Ia structure, et les points communs ou divergents de l'une à l'autre. Par la suite, a la lumiére des éléments variants et des éléments stables, j'essayerai de tracer un portrait coherent de la transmission musicale dans Ia famille BenoIt.

5C'est ce quej'appelais dans ma these de maItrise le concept de Ia divergence selective, op.cit., p. 67-74. Dans un article recent, v. Labrie-Bouthillier a développé bien davantage Ie probléme, et propose un modéle exlicatif de Ia transmission orale; voir "Les experiences sur Ia transmission orale: d'un modéle individuel a un modéle collectif", dans Fabula, 18 (1977) 1-2, p. 1-17.

6Ben BenoIt est un des chanteurs que l'on peut entendre sur l'album Acadie et Québec (RCA, série Gala, no CGP-139) oü il interpréte un reel a bouche, la Plainte du coureur des bois, Ia Belle au jardin d'amour, et ne magnifique version de Ia Porcheronne (les titres utilisés sont ceux du Catalogue de ía chanson folklorique française de C. Laforte, Québec, P.U.L. 1958.)

7 Hilaire (né en 1905), Jean-Baptiste (né en 1907), Mme Julia Gauvreau (née Benolt, en 1913) et Mme Laurette Doiron, (née Benoit, en 1921).

Les versions du pére et du fils (que celui-ci a apprise de celui-là) sont étonnamment semblabies l'une a l'autre bien qu'elies figurent toutes deux parmi les plus irréguliéres au niveau de la rythmique. Il y a en effet trés peu de chansons exécutées par Ben BenoIt qul possèdent un tempo aussi rubato et aussi instable. La notation de R. Matton contient également les indications de plusieurs crescendi ou decrescendi dans l'interprétation de l'informateur. Je n'ai pas inscrit ces observations dans mes relevés, mais l'audition de la version de Hilaire8démontre clairement qu'iI obéit au méme schema d'interprétation. Sa version est une suite constante d'accents forte (sur les syllabes fruit, délicieux,

gourmandise, mangea, emporta, homme) et de decrescendi qui se manifestent surtout dans Ies groupes mélismatiques. Les deux melodies sont exactement de méme échelle; le 7e degré de Ia version de Ben8n'est pas altéré, mais il est légérement élevé a quatre reprises, cc qui suffit a faire admettre son imprecision. Elles déterminent donc exactement le même mode ambigu "majeur-mineur sans 6e degré". Les figures mélismatiques des deux versions ne sont pas de méme nature rythmique ni mélodique mais elles tombent sur les mêmes accents toniques, aux mémes endroits dans Ia melodic. Le dessin mélodique des notes de structure est également presque identique: a partir de Ia premiere quinte 1-5, Ia premiere période se déroule pour revenir vers le ler degré; le premier membre de Ia deuxiéme période demeure suspendu sur le 2e degré, alors que Ic deuxième membre oscille entre le 7e degré inférieur sur lequel il s'appuie et le 5e degré avant la finale sur Ia tonique. La mélodie est conjointe sauf deux intervalles de quarte 2-5 que les deux chanteurs exécutent au méme endroit. Les deux versions, malgré Ieur grande liberté rythmique, sont donc musicalement identiques.

Cette chanson présente un probléme plus difficile. Hilaire ne i'a pas apprise directement de son pére, bien qu'iI nous ait déclaré que cc dernier la chantait trés souvent; il I'a ainsi fréquemment entendue dans sa famiHe, et en a peut-être intégré le style a cause de cette fréquence d'audition. Laurette l'a apprise a la foi de son pére Ben et dc son frére Ephrem (aujourd'hui décédé), dont II semble que c'était "sa" chanson. Elle a donc subi un brassage d'influences assez important. Les trois échelles sont différentes. La version de Ben est en mode de "sol", mais avcc fluctuation du 3e degré qui lui confére une légère coloration mineure. Celie de Hilaire est en mode "mineur ambiguë entre ré et Ia"; les 4e et 6e degrés y sont fluctuants. Finalement, celle de Laurette est ambigue entre le mineur (mode de "ré") et le majeur (mode de "do"), alors que les 3e et 4e degrés fluctent. L'instabilité de certains éléments mélodiques semble être Ia caractéristique principale de cette chanson, du moms, dans Ia famille Benolt. Rythmiquement, les trois versions sont en tempo rubato, et toutes trois sont enjolivées, chacune dans le style propre du chanteur. On remarque chez Ben l'alternance des figures ternaires et quaternaires; chez Hilaire, l'émission de groupes rythmiques plus irréguliers; et chez Laurette, des valeurs plus longues liées a des notes glissées ou effleurées, qui donnent l'impression qu'eIle essaie sans y réussir tout a fait d'omementer ses melodies scion la tradition familiale. Mélodiquement, les deux périodes des trois versions ont les mémes points d'appui et de chute. La premiere période tourne de façon obsédante autour du Sc degrC et sc déroule comme une dentelle 5-6-5-4-5-6-5-4-5 avant de se déposer sur le 2e degré. La seconde remonte au Se, mais pour retomber vers le 7e degré inférieur avant la dernière formule cadencielle vii-1-2-3-4-5-3-2-1; a noter que Hilaire n'émet pas Ic 3e degré sur les montées de cette derniére courbe mélodique, cc qui Iui confére une teinte pentatonique. Malgré leurs differences au niveau de I'échelle modale, et malgré leur filiation indirecte, Ies trois versions témoignent d'une grande parenté de structure et de style.

Une autre chanson que Hi/a ire a apprise de son pére. Les deux versions sont en mode de "la ", mais présentent des ambigultés au niveau de / 'échelle: le 3e degré esi nettement altéré chez Ben alors que chez Hilaire, il n 'est que légêrement haussé, assez souvent toutefois pour justifier son inscription dans / 'échelle comme degré potentiellementfluctuant. La mélodie etla rythmique sont intimement liées tout au long de (a chanson, et les premier, troisiéme, cinquième et septième vers sont coupés dans les deux versions par des silences don! / 'emplacement musical est identique chez le pére et le fils. La localisation de ces pauses est importante parce que l 'altéra lion du 3e degré de la version de Ben, et sa légère hausse dans celle de Hila ire, se produisent toufours avant le silence, et le retour au 3e degré nature! suit immédiatement la reprise musicale des qu 'il apparalt de nouveau dans la mélodie. Lafréquence et la régularité du phénomène — et son incidence dans les deux versions — éliminent la probabilité du hasard; il s 'agirait plutót d'un mystérieux mécanisme de "I 'inconscient musical" lie a l 'automatisme de l 'emission vocale, present dans / 'interpretation du pére, fransmis avec sa version, et reproduit/Idè!ement par lefils aprés vingt ans de silence. La structure rythmique des deux versions est non-mesurée, de tempo rubato. Hilaire amplifie de nouveau les caractéristiques d 'interpretation de son père: ses notes d 'arrét sont plus tongues, Ia broderie mélodique et rythmique plus irrégulière; Ben produit touf ours cette impression defluidité grace a / 'emploi de groupuscules ternaires 2-3-2-1 qui se succèdent dans son développement mélismatique. Les deux versions présentent toutefois des signes trés claws de stabilité du point de vue mélodique; les interval/es, les notes de structure, les cadences intermédiaires et finale sont identiques.

Les trois échelles comportent des differences au chapitre des degrés manquants par rapport a l'échelle heptatonique: alors que la version de Ben est en mode de "do", Julia n'émet pas le 5e degré (l'anacrouse de sa version est construite 1-1-2) et Hilaire n'émet nile 5e (il n'exécute pas non plus la quartc v-i a I'anacrouse) nile 4e degré. Il s'ensuit de légéres differences mélodiques entre les trois informateurs. Les degrés de structure sont identiques entre les trois versions: pause sur le 2e a la fin de Ia premiere période, courbe descendante vers Ic 6e degré inférieur, nouvelle arabesque vi-vii-1-2-i avant la cadence finale 2-i-vi-vii-i. Julia et Ben exécutent Ia melodic en tempo giusto, altemance 2/4-3/4 identique, alors que Hilaire I'interpréte dans un tempo complétement rubato; il accentue en crescendo les courbes mélodiques ascendantes et diminue I'intensité vocale lorsqu'iI depose Ia note de chute.

Laurette a bien appris cette chanson de son pére, et Ia similitude entre les deux versions en témoigne. Elles different de mode a cause de la fluctuation du 3e degré qui surgit dans la demiére période de Ia version de Ben; celle-ci est donc construite sur un mode ambigu "majeur-mineur sans 6e degré", alors que la version de Laurette est nettement en mode "mineur sans 6e degré". Outre ce degré altéré, les deux échelles sont identiques et s'organisent de Ia méme façon. Premiere période:

quarte v-i a I'anacrouse, et développement mélodique conjoint entre les degrés 1 et 3, pause surle vii, nouvelle arabesque et pause finale sur Ia tonique. Deuxiéme période: brusque montée vers Ic Sc degré suivie d'une descente 5-4-3-4-1, nouvelle courbe ascendantejusqu'au 4e degré et descendante vers Ia pause sur le 7e degré inférieur. Reprise de la premiere période: nouvelle quarte v-i et déroulement en broderie entre les degrés vii et 3, avec pause intermediaire sur le 2e et chute cadencielle 3-2-i-vii-1 pour la finale. Contrairement a l'habitude, Ia version de Ben et mesurée alors que celie de sa file ne I'est pas; on y sent une pulsation, mais elle execute trop d'écarts rythmiques pour qu'on puise Ia classer comme étant mesurée. Les deux versions sont de mouvement généraI 6/8. La principale difference entre elles tient aux enjolivements qu'exécute M. Benoit alors que la version de Laurette ne comprend que queiques notes glissées assimilables a son integration personnelle du style mélismatique.

Les deux informateurs ornementent cette chanson a profusion, mais leurs mélismes ne tombent pas nécessairement sur les mémes syllabes. Le mouvement des deux versions est totalement rubato, I'interprétation de Hitaire l'étant, comme toujours, un peu plus; elle est littéralement sectionnée par les silences qui coupent les phrases en segments désarticuIés et qui laissent a i'audition unc impression de déséquilibre. Les deux versions sont mélodiquement simiiaires: ambitus du 3e degré inférieur au 3e supérieur. Les notes de structure sont les mémes: Ia melodic tourne toujours autour des degrés v et vi, et elle oscille constamment dans i'intervalle v-i avec points d'appui extremes sur les 3e degrés inférieur et supérieur. Le dessin mélodique différe Iégérement de I'une a I'autre, mais Ies degrés de chute sont exactement les mémes: pause a Ia césure de la premiere période sur Ia tonique (chute 3-2-1); pause a la fin de la premiere période sur le Se degré inférieur; pause a Ia césure de la deuxiéme période sur Ic 2e degré; cadence légèrement différente, mais finale sur Ia tonique. La version de Hilaire est ambiguë entre Ic mode de "sol" et celui de "do"; le 7e degré y est aitéré a quatre reprises dans des figures descendantes vii-vi-v, mais dans les formules cadencielles, il redevient naturel et joue le role de sensible. La version de Ben est sans équivoque en mode de "do".

L'interprétation de Jean-Baptiste est relativement similaire a celle que nous offre son pére. Les deux échelles sont différentes, d'abord parce que Ben emploie le 6e degré supérieur, ensuite parce qu'il aitére quatre degrés dans sa version, aiors quc Jean-Baptiste ne transforme en cours du chant que Ic 3e degré. La version du pére est en mode de "ré" avec plusieurs fluctuations qui, sans altérer sa structure modale, lui confèrent une coloration instable; celle du fits est en mode "mineur sans 6e degré", mais I'altération du 3e aux cinquième et sixiéme mesures produit un effet identique, bien que temporaire, a celui ressenti a l'audition de la version de Ben. L'instabilité de certains degrés, en cours de transmission, semble étre intégrée comme un élément de Ia structure mélodiquc. Le fait qu'on observe Ia perpetuation de cette instabilité a plusleurs reprises entre deux versions mélodiques reliées (par exemple, dans le Chrétien qui se determine a voyager) confirme que Ia perception des chanteurs traditionnels, et leur capacité de reproduction, n'est aucunement Iiée au temperament; us peuvent reproduire les intonations telles qu'ils les ont entendues, sans les corriger d'après des standards qu'ils ne possédent pas. Les notes de structure ne sont pas touchées par Ia tendance, chez Ben, a altérer les degrés vii, 4 et 6. Dans les deux versions, Ia pause de chacun des six vers tombe sur Ia méme note d'appui, sauf dans un cas (au cinquième vers): premier vers, 2e degré; deuxiéme vers, tonique;

troisiême vers, 3e degré haussé; quatrième vers, 2e degré; cinquième vers, broderie 2-3-2-1 (Ben) et pause au 3e degré (Jean-Baptiste); et finalement sixiéme vers, formule cadencielle 2-vii-1-2-3-2-1, enjolivée par Ben. Rythmiquement, les deux versions sont semblabies, mesurées en alternance 6/8-9/8 avec écarts métriques. Ben ornemente quelque peu la derniére période alors que Jean-Baptiste posséde un style plus syllabique, sans trop de broderies.

Cette chanson énumérative, la derniêre de cet échantillonnage comparatif, offre un exemple inouI de stabilité mélodique et modale. Les trois écheiles sont exactement identiques: ambitus d'un octave (de iii a 3), presence de tous les degrés, aucune fluctuation, et 4e degré élevé qui determine un parfait mode de "fa" reproduit en trois exemplaires. La seule difference mélodique décelable se produit sur les mots "un p'tit oeuf" de la version de Laurette; celle-ci execute a deux reprises un saut de quarte v-i au lieu de Ia tierce v-vi qu'on retrouve chez Ben et Julia. Rythmiquement, les trois versions sont exécutées en tempo quasi-rubato. II y a peu de differences au niveau des figures mélismatiques; Ia version de Ben n'en contient que quelques-unes, de structure simple (2-3-2-1 ou 3-2-1). Les trois versions peuvent donc être considérées comme identiques.

* * *

Les dix-neuf melodies exposées et briévement analysées constituent grosso modo le quart de ceiles qui ont servi a l'élaboration des chapitres plus spécifiquement musicaux de ma recherche. Pour les besoins de cet article, j'ai dû sélectionner dans ce qui n'était déjà qu'un échantillonnage minimum des innombrables possibilités comparatives que m'offrait le repertoire vocal recueilli dans la famille BenoIt et dans son entourage immédiat.

A partir de ces observations musicales, les limites de l'interprétation doivent étre clairement posées. D'abord, les Benolt ne constituent qu'un réseau parmi d'autres, qui posséde selon toute vraisemblance ses propres caractéristiques et ne fonctionne pas nécessairement de la méme façon que d'autres réseaux, seraient-ils du méme milieu que lui. Chaque réseau homogéne est une entité dont les mécanismes intemes sont subordonnés d'abord a sa nature méme, ensuite aux particularités de chacun des individus qui l'animent. La relation d'apprentissage ayant Pu exister entre Ben BenoIt et ses enfants deter-minait un réseau de transmission verticale (passage d'un génération a l'autre) et directe (de type familial plutôt que social). Les conclusions qui découleront de l'analyse des données retenues ne seront jamais applicables qu'aux réseaux de même type. Et encore ne rendront-elles pas compte des caractéristiques personnelles des chanteurs concernés.

Aborder le repertoire de BenoIt BenoIt, c'est pénétrer dans un univers musical dont le style et l'esthétique ne sont pas universellement partagés par tous les chanteurs traditionnels. M. BenoIt possédait une tradition vocale de type archaIque dont nous n'avons pas retrouvé beaucoup de témoins lors de nos enquêtes récentes. Sans glisser dans l'analyse stylistique, on peut souligner quelques traits de cette tradition qu'on a pu observer a loisir dans les relevés musicaux reproduits plus haut: emploi abondant de figures mélismatiques, mélodie souvent libre de toute mesure, fluctuations fréquentes de certains degrés de l'échelle, occasionnant du méme coup des ambiguités modales inhabituelles. Sachant cela, ii est impossible d'examiner des cas de "transmission simple" a partir d'un chanteur archaïsant comme I'était Ben BenoIt, sans s'interroger sur les possibilités réelles qu'avait son style de se perpétuer au méme titre que les chansons elles-mêmes.

Or, encore ici, ii est difficile d'établir avec certitude la nature exacte de la filiation qui unit deux ou trois versions enregistrées — l'une du père, les autres des enfants — qui ne seront jamais que la fixation phonographique d'un momentde la tradition. Ce que Ben BenoIt chantait en 1955, le chantait-il de la méme façon en 1915 ou 1920, alors que Hilaire était en situation d'apprentissage? Et est-ce que Hilaire interpréte ce qu'il nous restitue de son souvenir de la méme façon qu'il chantait au moment oü ii a appris son répertoire? Même si la probabilité de differences importantes est peu élevée entre l'état ancien et l'état actuel des types musicaux chantés a plusieurs années d'intervalle il n'en demeure pas moms que les enregistrements ponctuels sur lesquels on peut appuyer une analyse ne sont jamais que des approximations de la vérité.

Compte tenu de toutes ces reserves, on peut tout de même extraire, a partir des discussions musicales précédentes, quelques-uns des éléments qui varient ou, au contraire, qui se perpétuent de facon remarquable entre les deux générations de documents.

La cellule de transmission simple dont nous avons isolé quelques composantes ne semble pas propice a l'émergence de transformations structurelles. Le contraire aurait d'ailleurs étonné. En fait, les structures mélodiques sont d'une stabilité presque a toute épreuve. Même lorsque les échelles modales sont dissemblables entre la version "d'origine" et les versions de second niveau, les differences tiennent seulement a l'altération d'un degré ou a I'addition d'un degré mélismatique sans signification dans la structure de l'échelle. On a même note au passage des cas de "stabilité dans l'instabilité", lorsque l'altération d'un élément mélodique effectuée par le chanteur transmetteur est reproduite par les chanteurs de la deuxiéme génération. Evidemment dans un style vocal oü prédominent l'absence de métrique et les nombreux groupes d'ornements, une comparaison "note pour note" révélerait un nombre trés grand de variations de toutes sortes, mais celles-ci sont liées avant tout aux caractéristiques d'interprétation plutôt qu'à la structure et au mouvement mélodiques.

C'est en effet du côté de l'interprétation que les variations les plus importantes surgissent. Aucun de ses enfants ne réussit a reproduire exactement le style, le mouvement que M. BenoIt imprimait a ses chansons. Chez Hilaire, on note a la fois une amplification de la tendance au tempo rubato, et une modification de la technique d'émission mélismatique: ses ornèments sont moms précis, moms cohérents, et le mouvement de ses melodies en est d'autant plus irrégulier. Inversement, Laurette ne modifie pas sensiblement la métrique — elle chante cependant la plus grande part de son repertoire en tempo giusto; par contre ses melodies, sans être dénuées de toute ornementation, sont interprétées dans un style plus syllabique, oü le "mélisme-réflexe"9 n'est pas predominant comme chez son pére et son frère.

Ainsi, peu importe le chanteur, son style d'interprétation est plus ou moms subordonné a nombre de facteurs qui déterminent dans quel sens se fera l'intégration des caractéristiques musicales disponibles au moment de l'apprentissage. S'il est impossible d'isoler ceux dont l'influence a été prépondérante dans le réseau qui nous intéresse, on est force de constater qu'il y a une evolution assez généraliséc d'un style archaïsant vers un style plus proche des standards modernes, que ce soit chez les BenoIt ou dans d'autres familles acadiennes. Des l'apparition des premiers disques et des premieres radios, la transmission verticale n'a plus été assez puissante pour assurer la perpetuation du style, plus fragile, plus sensible aux influences grandissantes en provenance de l'école, des media, ou même des occasions de transmission horizontale favorisant la circulation de types nouveaux, véhiculant eux-mêmes de nouveaux styles d'interprétation.

Dans ce contexte de modernité naissante, ii semble que les faits aient Pu se perpétuer de façon beaucoup plus stable que leur cadre stylistique. Si le style d'interprétation est intégré par chacun des chanteurs et adapté selon son talent, ses antécédents et le contexte d'influence culturelle dans lequel il évolue, I'allure générale de chaque mélodie transmise demeure: a l'intérieur d'une cellule de transmission simple, la courbe mélodique, les notes de la structure modale, les notes d'appui aux pauses et aux chutes, le mouvenient rythmique ne changent pas, ou peu. On reconnaIt trés bien a travers les versions de la seconde génération de chanteurs les modèles antécédents recueillis auprés du transmetteur premier. On pourra en conclure avec un maximum de certitude que le passage direct des chansons, dans un contexte familial et en autant que les deux poles de la relation parents-enfants sont constitués de chanteurs doués d'un minimum de facilité d'apprentissage, assure aux melodies une grande stabilité de structure malgré une variabilité parfois importante de leurs éléments et/ou du style dans lequel elles sont interprétées.

La tradition orale est donc en mesure de résoudre le probléme que je posais au debut. La stabilité des formes n'exclut pas de nombreuses variantes dont la multiplication n'affecte pas les melodies au point de les rendre méconnaissables. La cellule familiale demeure certainement un milieu privilégié, assurant a la transmission musicale la constance des formes mélodiques; l'apprentissage y est favorisé par la proximité des générations de chanteurs et la fréquence oü ceux-ci ont l'occasion de chanter ou d'écouter. L'examen de nouveaux réseaux demeure malgré tout préalable a l'élaboration de principes généraux régissant la transmission des chansons traditionnelles. Il est a souhaiter que de nouvelles recherches viennent enrichir et completer les résultats de cette premiere démarche.

9 J'emprunte cette expression a R. Matton, tel qu'iI l'expose dans son enseignement sur la musique vocale au programme d'Arts et Traditions populaires de I'Université Laval.

1 journal o/the International Folk Music Council, 7 (1955) p. 23 (c'est moi qul traduis).

2Voir a ce sujet l'article de W. Bascom, "The Main Problem of Stability and Change in Tradition", dans Journal o/the International Folk Music Council, 11(1959), p. 7-12