Canadian Journal for Traditional Music (1974)

Le Voyageur

Francois Brassard

A nous les fleuv's et les eaux claires
Qui nous retienn'nt dans leurs secrets,
A nous les bois et les mystères
Là oü se lèvent les forêts.
Mon canot est d'écorce fine
Pleumé' de sur ces bouleux blancs
Et la couture est de racines,
Mon aviron est de bois franc.
Quand viendra mon dernier voyage,
Si parfois j' meurs au fond des bois,
De sur le bore du rivage
Vous renverserez mon canot.
Quand la neige des bois s'amasse,
Je march', j'enfonc' jusqu' aux genoux,
Je prends mes raquett's et je chasse
L'orignal et le caribou.
Mais quand l'ombre du soir arrive,
j' me fais un bon lit de sapin.
Couché auprès des flammes vives,
Je dors, je rev' jusqu'au matin.

Le vieux chanteur saguenayen qui m'a donné ceci en juin 1948, 1 année

de ses 80 ans, avait mémorisé, dans son enfance, passée a Saint-Alexis de la Grande-Baie, tout un beau repertoire de chansons forestières. La maison paternelle était aux limites du pays habité, a neuf mules du village, sur la route de Saint-Urbain en Charlevoix. Les mange-lard qui montaient du Saguenay aux chantiers du bassin de l'Outaouais faisaient leur halte de la nuit chez ses parents, avant la traversée des montagnes. ils chantaient a la veilée leurs chansons de bois, dont Louis Gagnon se fit, Lout enfant, pour la vie, son repertoire entier, a l'exclusion de tout autre genre de pièces. Ii m'a chanté en particulier cette chanson, si rare qu'on se demande quelle connaissance nous en aurions sans sa belle version.

Elle est, cette chanson, l'une des très rares, méme du fonds canadien, dont on peut suivre en detail la genèse. Celle-ci se resume ainsi: pièce mise en route a partir de vers de littérateurs canadiens sur une mélodie d'emprunt, et façonnée au cours de sa transmission orale.

Trois poésies lui ont fourni ses matériaux. Dans l'orde de datation, ce sont Le chant des voyageurs, janvier 1862, d'Octave Crémazie, Le canotier, chanson des bois, juin 1869, et Le coureur des bois, chanson forestière, décembre 1869, de l'abbé Henri-Raymond Casgrain.

II faut dire quelque chose de l'appartenance formelle de ces pièces comme aussi de leur sort connu.

L'histoire de la poésie chantée ou de la poésie se faisant chanson toucherait a bien des temps et lieux. Ceci n'est pas de nos preoccupations. Nous dirons seulement qu'on avait au Canada, au XIXe siècle, un sens ou un besoin de la poésie-chanson qui, compare, par exemple, a nous, étonne. Du moment qu'on les en alimentait, des journaux de l'époque aimaient publier, le plus souvent en très bonne place, des poésies, dUment qualifiées de chansons, avec, volontiers, indications de timbres. Adolphe Marsais, qui avait publié son recueil, Romances et chansons, a Québec, chez J. & 0. Crémazie, en 1854, poursuit sa production dans Le journal de Québec. Ii y aurait d'autres exemples. Passons.

Ainsi étiquetées, les poésies s'attiraient des musiques: celles avec, et celles, surtout, sans indications de timbres, les premieres, en quelque sorte, déjà liées, mais les secondes entièrement disponibles. Les poètes étaient eux-mémes a l'affüt des musiques.

Des poésies qui se présentent comme "chant" dans leur titre, comme celle de Crémazie, ou comme "chanson" dans leur sous-titre, comme les deux de l'abbé Casgrain, sont bien dans le ton de leur époque. Sans indications de timbres, elles sont libres et dans l'attente de melodies.

De fait, les trois pièces reçurent des musiques. Mention en sera faite. Mais ceci, auparavant, va nous aider a comprendre selon quel mécanisme. On avait, pour lors, le sens des longs et souvent lents couplets. Nos nombreux chansonniers publiés et manuscrits font, au XIXe siècle, et méme encore au X)(e, beaucoup de place aux chants canadiens a longs couplets. II suffit de rappeler que les poésies, Le Haut et le Bas-Canada, de Joseph Mermet, Chanson patriotique, d'Auguste-Norbert Morn, So! canadien, d'Isidore Bédard, . Canada, mon pays, mes amours, de Georges-Etienne Cartier, Les Francais en Canada, de Napoleon Aubin, Chant du vieux soldat canadien, et Le drapeau de Carillon, d'Octave Crémazie, et bien d'autres, accrocheront des airs et deviendront des chants fort en vogue.

Le chant des voyageurs est tout de suite mis en musique par Antoine Dessane. La poésie, avec ses strophes de dix vers dont les deux derniers constants, suggère nettement le couplet de huit vers avec refrain final de deux vers pouvant se marquer des bis désirés.' Crémazie était de ceux qui

1Le chant des voyageurs, paroles de 0. Crémazie, musique de A. Dessane, Québec, A. Dessane, s.d., 35cm., 2p.

s'intéressèrent a la poésie-chanson. L'abbé Casgrain, plus tard, le revoit qui fredonne, "en se promenant a l'aube sur la terrasse ou sur les remparts, sa jolie chanson

Alouette

Gentillette •"2

sur la musique de Sabatier.3

Et il semble qu'il ait été flatté aussi de la mise en musique du Chant des voyageurs. Cela ressort. d'une lettre connue de lui a l'abbé Casgrain en date du 1 er mai 1870. Dessane, écrit-il, "au temps jadis, a fait une fort jolie musique pour mon Chant des voyageurs . . ."4 A noter qu'en ces années 1860, dont sont cette poésie et cette musique, le recueil de chansons de Louis Hébert, déjà, l'insère, et la range donc, parmi tout le reste du repertoire vanié accepté; et, bien évidemment, en sa vraie presentation de chanson, avec couplets de huit vers, les deux premiers bissés, et refrain de deux vers disposant ses bis comme chez Dessane.5

Dans le méme passage de sa lettre, Crémazie souhaite à son correspondant que le musicien québécois mette aussi en musique ses récentes poésies, Le canotier et Le coureur des bois. Elles sont, on le salt, en strophes de quatre vers. Toujours dans cet entendement des rythmes longs, ii propose des soudures de quatrains. Il écrit: "En réunissant deux strophes pour faire des couplets de huit vers et en composant un refrain de deux ou quatre vers, vous, auriez deux ballades ravissantes."

Le cano tier a été, au debut, marqué de l'associement avec l'air des Boeufs de Pierre Dupont. Sur cette chose longue, et lente, l'essai, heureusement, n'a pas eu de suite. La poésie devait, sur une tout autre organisation, en couplets aux dimensions de ses strophes, donner une de nos plus admirables chansons forestières de tradition.

Pour Le coureur des bois, ii y a a signaler la publication, sous ce titre, du chant sur ces paroles et la musique de D. Auguste Fontaine.6 Cette fois, on va jusqu'au cumul de trois strophes par couplet: car c'est bien le couplet de douze vers que nous avons ici, en dépit de l'indication "Refrain", qui, en son cours, ne suffit pas a y mettre fin, ne correspond a rien, et dont il ne faut pas tenir compte.

Ceci pouvait montrer l'aventure en musique des poésies séparément. Mais il va s'agir de bien autre chose. Ii nous faut voir ce que ces trois mémes poésies ont donné par leur fusion.

Les trois poésies portaient sur des aspects différents de la méme vie du voyageur. Elles étaient d'octosyllabes a rimes alternées, l'une en strophes de dix vers, avec possibiités de plusieurs découpages en quatrains, les deux

2Souvenances canadiennes, [Québec, 1898-1899], Archives du Séminaire de Québec, manuscrit dactylographié, vol. III, p.[481.

3Alouette(bluette), paroles d'Octave Crémazie, musique de Ch. W. Sabatier, Québec, J. et 0. Crémazie, 1858, 34cm, [3] p.

4Poesies d'Octave Cremazie, Montréal, Beauchemin et Valois, 1882, p.72.

5Le compilateur était élève du Petit séminaire de Québec. Cahier nianuscrit rapporté par Luc Lacourcière, de Parisville, Lotbinière, p.1 10.

6LePasse-Temps, Montréal, vol. XX, no 510, 10 octobre 1914, p.386-387.

autres en quatrains. Elles pouvaient donc s'interçénétrer, et par leurs sujets, en variant les tableaux, et en raison de leur parité de metre.

11 restait quand méme a passer du possible a l'accompli. La gestation de la pièce populaire issue des trois poésies ne pouvait se faire que dans la frequentation fervente des versificateurs canadiens. Et il fallait, de plus, qu'on eUt bien le sens de l'interchangeabilité des matériaux. On admettra, a present, qu'il y eut a base du choix et de condensation. Qu'on se rende compte que chacune des pièces originales cUt Pu fournir, a elle seule, et avec du reste, l'équivalent en dimensions de la chanson obtenu! 7

Dans le bâtissage méme de la pièce traditionnelle de fonds canadien, il est clair que c'était le quatre vers qui convenait Les dispositions de huit vers ou plus, dans lesquelles s'est complu l'art savant, encore qu'elles peuvent se trouver chez le populaire, y sont loin d'être a leur aise comme les coupes plus courtes. Elles donnent des oeuvres laborieuses. Et lorsque leur tradition est breve, comme pour les pièces de fonds canadien, ii est a craindre qu'elles n'aient jamais le temps de prendre bonne forme. Ii se trouve que les matériaux, dans notre version, entrent dans l'ordre méme, et c'est certes pur hasard, de leur datation: les couplets viennent, le premier, du Chant des voyageurs, les deuxième et troisième, du Cano tier, et les quatrième et cinquième, du Coureur des bois.

La macédoine a donné une chanson de voyageur a la premiere personne. Le narrateur y aligne des aspects de sa vie et de ses paysages environnants coutumiers. Ii s'intéresse mais ne s'attarde pas a chacun afin de passer a d'autres et d'en réunir ainsi plusieurs.

Le premier couplet procéde du tout debut, ou, plus précisément, des quatre premiers vers de la premiere strophe du Chant des voyageurs.

A nous les bois et les mystères
Qui pour nous n'ont plus de secrets!
A nous le fleuve aux ondes claires
Où se reflète la forét!

On voit que les premier et troisième vers de la chanson troquent, l'une pour l'autre, leur place occupée dans la poésie. Les deuxième et quatrième vers restent oü us étaient. Il s'en suit donc un échange d'attributions, le motif des secrets passant des bois aux eaux, et celui de Ia forét des eaux aux bois. L'expression, trouvée savante, du "fleuve aux ondes claires" est modifiée. Le vers des secrets est transpose de sens. Et la forét, évidemment, n'est plus reflétée, puisqu'elle ne s'associe plus aux eaux, mais aux bois.

Les deuxième et troisième couplets correspondent aux troisième et
onzième strophes de la poésie, Le canotier.
Ses flancs sont faits d'écorces fines
Que je prends sur le bouleau blanc;
Les coutures sont de racines,
Et les avirons de bois franc.
Quand viendra mon dernier voyage,
Si je ne meurs au fond du flot,
Sur ma tombe, près du rivage,
Vous renverserez mon canot.

7A remarquer que c'est ce que la tradition a fait pour la poésie, Le cano tier, generatrice, a elle seule, de notre grande chanson du Canot d'ecorce.

Les quatrième et cinquième couplets correspondent aux dizième et onzième strophes de la poésie, Le coureur des bois.

Quand la neige des bois s'amasse,
Qu'on enfonce jusqu'au genou,
Je prends mes raquettes, je chasse
L'orignal et le caribou.
Lorsque l'ombre du soir arrive,
Je me fais un lit de sapin.
Couché près de la flamme vive,
Je réve et dors jusqu'au matin.

Relativement simples et directes dans l'original, ces quatre strophes ont pu s'inscrire dans les couplets populaires sans de très marquantes midifications.

Ainsi obtenu, ce texte devait s'adjoindre un air. Des examens de melodies nous font assez voir ce qui a pu se passer. La compilation du texte de la chanson ne peut étre que consecutive a l'écriture de la plus tardive des trois poésies, Le coureur des bois, date de décembre 1869. Les petits chansonniers avaient déjà commence, a ce moment, a donner le texte du chant, Les enfants égarés. Que ce chant ait place dans les recueils, Chants de la veillée, de 1855, et Le chansonnier des familles, de 1886? nous est la preuve qu'il était, vers 1870, connu et en vogue. A l'époque, les chansonniers, et les manuscrits de famille qui les reproduisent si abondamment, ne donnent guère de melodies. II y a une double explication a ceci: la gravure et la copie de musique posent des problémes; l'air des chansons dont on a le texte circule et est connu. Cet air, méme après un temps, reste dans son type mélodique identifiable. On connaissait la chanson dans la famille de Monique Vachon, a Saint-Frédéric de Beauce. Elle m'en a note sa mélodie. Cette notation démontre bien qu'il y a eu, lors de la mise en musique de la chanson du Voyageur, contact avec ceile des Enfants égarés.

8Montréal, Typographie de Duvernay Frères, p.6-8.

93e edition, Montréal, J.B. Rolland et Fils, p.247-248.

La premiere partie de cette mélodie ne passe pas elle-méme dans notre air. Mais déjà, les personnes curieuses de rapprochements musicaux, perçoivent une parenté, quoiqu'elle ne soit que rythmique, avec la mélodie du Voyageur. C'est de la deuxième partie de cette mélodie que découle celle de notre chanson. Celle-ci, très près du modèle en intonation, rythme et phrase, en diffère même essentiellement. C'est vraiment un bond important qu'elle a [?]chi. Représentons-nous bien qu'ici, la deuxième partie d'une mélodie a a devenir une mélodie entière. Dans la premiere pièce, elle était la chose issue d'une chose engagée, commencée. Elle doit ëtre, a present, seule et autonome et un tout: donc, non plus seulement une chose qui continue et fmnit, mais une chose qui commence et situe, continue et fInit. Et c'est d'une difference profonde. La mélodie du chant de tradition en est ainsi subtilement et profondément caractérisée. Et ii est arrivé en plus, que, tout en ce processus de renouvellement, elle a trouvé, particulièrement en grace et en élan, son propre embellissement.

Il faut observer ceci, qui n'est pas peu singulier, pour finir. Nous savons que la chanson, comme la généralité des autres du vrai fonds canadien, n'est pas de grande ancienneté. Mais référons-nous bien a des dates: a celle de vers 1870, avant laquelle la chanson n'a pas pu se faire; a celle oü notre chanteur a entendu la pièce, qui ne peut guère s'échelonner qu'entre 1878 et 1882, selon qu'on lui suppose a ce moment dix ou douze ou quatorze ans. Nous avons ici, c'est sûr, une pièce terriblement remâchée, ressassée, relancée de l'un a l'autre, surtout dans le monde forestier, et jouant ainsi a gagner du temps pour pouvoir parvenir quand méme, en ces années incroyablement brèves, a ce point déjà avancé de formation populaire. Que la mémoire, longtemps mise a l'épreuve, de notre chanteur méme ait ensuite continue discrètement le travail de formation, n'est que de l'ordinaire et du normal en tradition populaire.

Universitd Laval,
Québec, Québec

Résumé: Fran çois Brassard discusses a rare and unusual voyageur song that he has collected and traces it to three literary poems published in the 1860s. By analyzing the changes that took place in the transition from the literary forms to oral tradition he throws light on the nature of Canadian folk song./P>