Canadian Journal for Traditional Music (1987)

Improvisation et Danse Folklorique

Pierre Chartrand

"La danse n'est-elle pas la marche dans son apothéose ; marche noble, depouillée du but utilitaire, et libre comme unjeu d'enfant."

Anne Hébert.

Depuis plusieurs années l'improvisation dansée se taille une place de plus en plus grande dans le milieu de la danse académique (moderne, contact,...). A cette liberté d'improvisation on oppose souvent la rigidité presentée par de plus anciennes formes de danse, dont la folkiorique. La danse folklorique est effectivement souvent perçue comme une forme figee de la danse traditionnelle populaire.

Nous entendons par danse traditionnelle populaire le repertoire tel que dansé par une population depuis plusieurs générations, sans transformations majeures. Quant au terme folklorique, nous l'appliquerons aux formes découlant du "revival" de danses populaires, suite aux enquêtes et recherches. Ces deux réalités different l'une de l'autre tant par leurs formes que par leurs fonctions. La danse traditionnelle québécoise a comme principaux buts le divertissement communautaire, les rites de seduction, et l'affirmation et renforcement de la cohesion sociale. La danse folklorique ajoute souvent a ces aspects mentionnés la fonction de representation, qui entraIne des alterations dans la forme.

L'approche formaliste developpée en folklore au siècle dernier s'intéresse surtout a Ia cueillette de pas et figures, en négligeant la fonction et le contexte dans lesquels s'insère cette pratique. L'étape suivante consiste généralement a reconstituer ce repertoire selon les notes, notations chorégraphiques, films, etc. réalisés lors de l'enquête. Le mouvement folklorique, qu'il soit de loisir ou de spectacle, a ainsi tendance a justifier son execution selon une norme originant d'un lieu et d'une époque precise. En fait, il nous présente un instantané d'une réalité qui n'est ni continue, ni homogène.

Il est evident, d'autre part, que la communauté traditionnelle impose des normes d'exécution a ses membres, cela par le conservatisme propre a cette société. D'ailleurs les mouvements dansés du groupe constituent la principale sinon l'unique référence pour cette population. Ce conservatisme laisse cependant place a une certaine liberté par laquelle on pourra exprimer son individualité face au groupe. Si cette marge de liberté paraIt infime sinon inexistante a l'etranger, c'est que la danse traditionnelle exploite généralement un registre limité de mouvements dans lequel se développe toute variation.

"Ordinairement l'expérience motrice du groupe demeure très restreinte. L'excellence possible du danseur traditionnel est celle d'un brillant spécialiste. 1"

Au QuÉBec, la Gigue

La danse de figures (quadrilles, cotillons, set carrés, etc.) et la danse de pas (gigue) constituent les deux grands types de danses traditionnelles du Québec. La liberté qu'offre le quadrille est certes plus réduite que celle présentée par Ia gigue. Bien que les parcours du quadrille, du cotilion, etc. soient définis, ies pas, eux, ne le sont que rârement. Le danseur a le choix entre deux ou trois versions socialement acceptées. De même, le "jeux mondain" et ies interrelations entre danseurs sont pour une grande part laissés a ia discretion des exédutantes.

La gigue, le plus souvent en forme de solo, donne une liberté accrue aux danseurs. Le gigueur basera son improvisation sur le iangage propre a sa communauté. Car langage ii y a: chaque groupe possède son code gestuel, sa "norme dansée", dans laquelle se retrouvent le pas de gigue, ses attitudes corporelles, ses conditions d'exécutiuon. Il n'y a pas de réelle creation de pas dans cette société traditionneile ; il y a plutôt une lente evolution, parfois variation faisant école. Cependant cette danse solo (gigue) personnalise beaucoup cette evolution, le virtuose pouvant influencer le développement du repertoire de sa communauté.

L'improvisation du gigueur se rapproche ainsi dujeu : manipulation de regles établies (pas, attitudes), satisfaction de trouver une solution personnelle a une situation precise (musique, espace). La musique demeure Ia contrainte premiere en gigue; on s'adresse autant sinon plus a i'oreille qu'à l'oeil. La relation danseur-musicien est done primordiale, ii y a dialogue constant, échange, complicité. Le "jeu" consistera done a utiliser les pas et attitudes connus pour exprimer une reaction personnelle a la mélodie jouée. La tension créée entre la norme sociale et le besoin d'expression individuelle deviendra le moteur de l'improvisation, et la satisfaction du danseur, comme celle des spectateurs-participants, viendra de l'adéquation de la prestation a Ia situation donnée.

"Improviser c'est prévoir, refuser le hasard, organiser a i'avance, faire face a l'imprévu (improvisus), écarter ce qui survient a I'improviste; cela, parce qu'improviser c'est reprendre, répéter. "]

La créativité du danseur s'exercera sur le choix des pas, leur mode de répétition, sur i'utiiisation de l'espace, sur Ia dynamique utilisée, enfin sur l'accompagnement rythmique créé par les pas. Certains gigueront plus ou moms en forme de rondo, d'autres enchalneront des pas tous différents les uns des autres, d'autres encore utiliseront un motif qu'ils développeront en plusieurs étapes,... Le choix dépendra de la personnalité du danseur, de son experience, de Ia mélodie et du rythme choisis, et surtout de la tradition dans laquelle ii s'insère.

Le folkloriste, quant a iui, a plutôt tendance a reproduire un instantané d'une improvisation. Il éxécute done une suite de pas pré-définie. La relation au musicien, s'il y a, perd de son importance puisqu'il n'y a plus de dialogue possible, ou peu. Le danseur n'improvise plus en réagissant directement a Ia musique et a son sentiment intérieur. La creation est alors antérieure a I'exécution, i'engagement du danseur s'en ressent.

Definition d'une suite precise de pas, prevision des traces dans i'espace et choix d'une musique appropriée sont les critères prévalant a la mise en scene de la gigue. Cependant, la population, qui n'appréhende souvent Ia danse populaire que par le biais de la representation, a tendance a appliquer ces critères seéniques a la danse traditionnelle. La réinsertion de danses traditionnelles en milieu urbain transpose ainsi le formalisme du spectacle folklorique dans la pratique populaire qui n'a point pour fonction Ia representation théâtrale. Ainsi la pratique contemporaine de Ia gigue se base trop souvent sur des routines étroitement associées a des melodies choisies.

Plusieurs fonctions inhérentes a la danse populaire ne pourront être exprimées par un danseur possèdant si peu d'autonomie. Les possibilités expressives de cette danse seront amoindries, le danseur ne pouvant plus improviser, "jouer", exprimer sa reaction a une situation originale. La danse populaire s'inscrit dans l'ici-maintenant; Ia folklorique tend trop souvent a l'ailleurs, au passe.

Cette perte d'autonomie de la gigueuse ou du gigeur québécois n'est qu'un exemple de l'impact de la folklorisation des répertoires populaires. Le concept de folklore, né du romantisme au 19e siècle, provoqua des changements similaires dans plusieurs cultures:

"Around 1850, Romanian intellectuals of Transylvania use folk dance as symbol of national identity. Representative folk dances were collected from peasant informers and afterwards "refined" according to the idyllic image of "folklore". The modifications implied a fixed form and structure, simplification of movements, slower tempo, concordancy with melodic structure and purely spectacular or entertainment function."3

Le monopole de Ia representation théâtrale sur I'activité artistique de notre société moderne conduit la population a délaisser Ia participation active pour ne garder que le role de spectateur. Aussi Iorsque certains groupes persistent dans Ia pratique de formes populaires, le spectacle folklorique demeure souvent leur premiere référence. Ainsi l'idée qu'ils se feront de leur propre tradition originera de Ia version formalisée présentée sur scene. Suite a ses observations en Roumanie, Anca Giurchescu concluera:

"This (spectacle folkiorique) strongly contributes in fact, to intensifying the process of stabilisation and hastens the disappearance of the living folk dance. "4

Notes

1 . Jean-Michel Guilcher, La tradition populaire en hasse-Bi-etagne, p. 55

2. Encyclopedia Universalis, corpus 9, p. 853

3. Anca Giurchescu. "The process of improvisation in folk dance" in Dance Studies vol. 7. p.50

4. ibid.p.51

Abstract: Pierre Chartrand argues that improvisation has become more and more restricted in dance today. Free improvisation has been replaced by a rigidity in presenting folklore dance patterns. Where traditional dancers could vary the steps and patterns in ways that were acceptable to their community, academic folkiorists tend to fix them in one form, which is presented as a spectacle, and thus helps to destroy the living folk dance.