Canadian Journal for Traditional Music (1986)

Un Ouvrage Remarkable

Donald Deschenes

Marc Gagne et Monique Poulin. Chantons la chanson, Enregistrements, transcriptions et commentaires de chansons et de pièces instrumentales.

Quebec, Les Presses de l'université Laval, 1985, xvi + 398 pages, carte, photos, musique, 3 cassettes de 90 minutes (Collection Ethnologie de l'Amérique française). Livre: $29.00, cassettes: $18.00.

Une recherche comme nous présente Marc Gagne par son dernier ouvrage ne peux laisser indifferent le passionné de chansons traditionnelles et le chercheur, tant la matière est riche, dense et touche a tant de domaines: linguistiques, littérature, folklore et ethnomusicologie. Celuici, promis et attendu depuis plusieurs années, est le fruit d'un travail de collaboration de toute une équipe dont il est nécessaires d'en mentionner quelques membres. La conception et la redaction sont bien entendu des deux auteurs, le compositeur Marc Gagné et son épouse Monique Poulin. Pour les recherches sur les chansons, cette dernière s'est adjointe Madeleine Béland et Edith Chamgagne; la transcription phonétique est de Marcel Fourcaudot et de Conrad Ouellon; la transcription musicale et l'analyse des pièces instrumentales est l'oeuvre de Lisa Ornstein.

Cet ouvrage se compose d'une preface de l'historien André Vachon suivi d'un avant-propos, d'une introduction de Marc Gagné, d'un guide méthodologique et finalement du corps de l'ouvrage, soit 43 chansons et 11 pièces instrumentales recueillies par les auteurs entre les années 1971 et 1978. En guise d'introduction, chaque pièce est précédée des références archivistiques d'usage: le titre populaire sous lequel la pièce est connue, le numéro et la date d'enregistrement de la collection Marc Gagné, la date d'enregistrement ultérieur fait explicitement en vue du prsent ouvrage, le titre commun de la chanson d'après le Catalogue de la chanson folkiorique française de Conrad Laforte (P.U.L.), le nom et le lieu de residence de l'informateur. Vient ensuite une transcription musicale, une translittération (c'est-à-dire une transcription littérale des paroles) ainsi qu'une transcription phonétique et, finalement, une courte étude sur l'aspect littéraire. Hormis les textes, les pièces instrumentales sont présentées de la même manière et sont suivies d'une analyse musicale. Enfin, chaque document est accompagné d'une photographie pleine page de son interprète.

En prenant le livre dans ses mains, ce qui attire au premier abord, ce sont le titre et la couverture. Le titre, singulier mais pour le moms accrocheur, ne laisse aucun doute sur le contenu. Comme tolls les ouvrages de la collection Ethnologie de l'Amérique française, l'édition est d'une qualité remarquable a tous les points de vue: mise en page, choix des caractères, impression, etc...

L'ouvrage s'ouvre sur une preface de l'historien André Vachon, qui nous brasse un historique de l'origine de la chanson Sur le pont d'Avignon et de l'expression "Pont-Neuf'. Pour mettre le lecteur dans l'atmosphère des chansons a boire, ii nous parle des Beaucerons, ivrognes comme il y en a pas, et des "vignobles a flanc de coteau" de la Chaudière. Ces propos, aussi enjoué fussent-ils, ne sont pas tellement évocateurs de la Beauce québécoise. Les vignes y sont rares et ses habitants ne sont pas plus ivrognes qu'ailleurs même s'ils se plaisent a chanter abondamment le yin. Certes bien écrit, cette preface tient plus de l'étalage de belles phrases et d'érudition que d'un apértif a la lecture comme il se devrait.

Heureusement, ce malaise est vite dissipé par l'introduction de Marc Gagné qui nous situe historiquement la Beauce en plus d'y traiter de la chanson traditionnelle, de l'influence sur celle-ci qu'exerça l'instruction, ainsi que du chanteur et de la chanteuse traditionnels dans leur groupe social. En page 3, il écrit a ce propos:

"Car si la chanson de folklore, en tant qu'héritage vivant, est l'air d'une époque, elle est aussi l'air d'une classe sociale. L'abandon de ce legs ou le refus de s'en faire l'interprète accompagne souvent l'accès de l'homme ou de la femme a une classe sociale supérieure par le manage, l'instruction ou l'argent."

Il s'agit un texte bref, mais efficace. Cependant, l'auteur ne peut s'empêcher, en concluant, de commettre le péché qui guette tout folkioriste, l'apitoiement sur un passé meilleur.

Le guide méthodologique qui fait suite est un veritable modèle dans son genre: explicite, détaillé et coherent.

Des les premieres chansons, nous sommes agréablement surpris par la richesse et la qualité de ce repertoire. La selection des textes et des versions relève d'un choixjudicieux. On se rend compte que les auteurs ont procédé a partir d'une collection considerable et avec une juste connaissance de la tradition beauceronne. Ceux-ci ont su éviter de nous reservir les é ternels trop-connus pour rassembler au contraire un repertoire choisi et coloré, digne des plus grands recueils. A la lecture comme a l'audition, il s'y dégage une grace et une force tranquilles. Les textes et les themes traités sont riches en evocations, les melodies séduisantes, parfois même envoutantes. Un grand nombre de ces chansons sont de vraisjoyaux tant par la chanson elle-même que par l'interprétation qui en est donnée. Pensons seulement a la chanson "Le Moine complaisant"

(#2) øü le "trin trin trin" vient marquer d'une facon saisissante le caractère particulieur du mode de Re: ou a "La Brune habillé en soie" (#28), elle aussi en mode de Re et empreinte de beaucoup de délicatesse; ou encore "L'Amuseur de fille" (#13), une admirable version du "Débauché refuse" dans un mode de Sol a peine mélancolique. J'ai tout particulièrement apprécié "Le Champ de pois" (#38) pour son texte on ne peux plus gaillard et sa gamme pentatonique avec un pyen dans la cadence finale qui nous fait sentir l'attrait du majeur, "La Femme et la Bouteille" (#25) poursa mélodie étrange, constamment en suspend, et La Veillee du voisin (#3 1), une chanson d ivrogne qui sembler etre de composition locale, faite sur un modèle de chanson en laisse et avec une grande économie de moyens comme en témoigne l'échelle tétratonique.

Les etudes sur chacunes des chansons sont détaillées et fouillées sans être inutilement longues. Les enregistrements sur cassette des chansons et des pièces instrumentales, pour leur part, sont de très bonne qualité et constituent un précieux complement. Toutefois, il eut été extrêmement instructif d'en apprendre davantage sur les relations qui s'établirent entre les informateurs et le collecteur et sur les conditions dans lesquelles se déroulèrent les cueillettes.

Les pièces instrumentales sont toutes aussi intéressantes, témoins d'un amalgame judicieux des traditions françaises, irlandaises et écossaises propre au Canada francais. Ces "interludes musicaux," pour employer l'expression de l'auteur, nous font entendre d'excellents musiciens dans des interpretations enlevantes, comme par exemple "Le Reel des bourgeons" (#5 1) par Mme Noëlla Marquis.

Les photos pleine page qui accompagnent chacun des documents sont prises dans le milieu naturel de l'informateur et sont notamment instructives a cet égard. Certaines sont fort réussies telles celles de M. Henri-Louis Poulin a la page 32, de M. Wilfrid Poulin a la page 320 et de Mme Madeleine Gagné a la page 332.

Un ouvrage sérieux comme celui-ci n'est pas sans laisser paraltre quelques lourdeurs dans la presentation. Cependant, on y sent aucune sécheresse. La disposition des documents, claire et precise pour le chercheur, est longue pour le néophite ou le simple amateur. Ii aurait peutétre fallu condenser davantage et éviter la perte d'espace. La disposition des textes est faite avec soin: sur la page de gauche nous retrouvons la transcription du texte et sur la page de droite son pendant en transcription phonétique. Les auteurs ont su mettre en pratique la méthode préconisé e par Conrad Laforte qui est de disposer les textes de façon a tenir compte des césures et de placer les refrains en italique. Ainsi, d'un coup d'oeil, on a une idée très precise de la structure strophique, de l'agencement des couplets et refrains, des césures et des rimes.

Dans l'avant-propos, les auteurs écrivent que "le but principal (...) de ce livre est d'ordre textologique. La textologie, science relativement récente, se propose d'établir les critères permettant la publication d'ouvrages de base sUrs. (p. xiii) Alors, après s'être autant préoccupé de la disposition des textes, pourquoi n'a-t-on pas accordé le même soin a la disposition des melodies comme Lisa Ornstein l'a fait pour les pièces instrumentales? De placer une période musicale par ligne aurait permi de saisir aisément la structure musicale. Une identification des échelles et des modes aurait été tout aussi essentielle. A default d'analyses musicales adéquates des melodies des chansons, cela aurait davantage répondu au but du livre et aurait permi plus d'équilibre a l'oeuvre.

Signalons quelques bémols et des dièses en trop ici et là dans les transcriptions musicales des chansons. De plus, ces mêmes transcriptions sont de deux calligraphistes diffé rents. Il eut fallu que tous les deux respectent la même règle essentielle en ethnomusicologie, a savoir: ne sont liées que les notes sur une même syllabe. Par ailleurs, la transcription des melodies a l'harmonica dans "La Danses des foins" (#4) et dans "Voilà le plaisir des hommes" (#2 1), aurait été nécessaire.

Enfin, un dernier point qui m'a agacé en tant que lecteur est la designation des interprètes féminins par le nom du mari, avec leur propre nom entre parenthèse: par exemple, Mme Emile Gagné (Ida Cloutier). Est-ce a dire que ces femmes n'existent qu'entre parenthèse de leur man? C'est a en douter! Il aurait été plus juste d'écrire Mme Ida Cloutier-Gagné (Emile), ou encore Mme Ida Gagné, née Cloutier, puisqu'elle est plus connue sous le nom de Gagné.

En conclusion, Chantons la chanson est un ouvrage remarquable qui, comme un bon yin, se déguste a petites gorgées et qui va certainement prendre beaucoup de goñt en vieillisant. Même s'il se trouve quelques points qui suscitent la discussion, ce recueil est parmi ce qui s'est publié de mieux depuis longtemps dans le domaine de la chanson traditionnelle au Canada français. La lecture de cc livre nous fait sentir que les auteurs ne nous ont livré qu'une partie des trésors que recèle leur collection. Espérons que nous avons là un debut d'anthologie de la chanson beauceronne et qu'une.suite est a venir.