Canadian Journal for Traditional Music (1984)

Compte Rendu::
Chansons du lutte et de turlute

Robert Boutillier

En collaboration. Chansons de lutte et de turlute. (Montréal), Confédération des Syndicats nationaux (CSN) et Syndicat de la musique du Québec, (1982). 96 p., 20 cm., photos, musique (supplement au journal Nouvelles-CSN, no 158, 1cr mai 1982).

En quoi un recueil de "chansons militantes" — car c'est bien de cela qu'il s'agit — peut-il intéresser un folkloriste? Ou plutôt, pourquoi un folkioriste a-t-il été amené à s'intéresser a un tel recueil de chansons? La question est d'autant plus pertinente que l'approche classique n'a pas encore fait de place cette categoric un peu spéciale (il faut l'admettre) du repertoire francophone, alors que les anglophones l'ont intégrée depuis longtemps dans le cadre de leurs preoccupations de recherche ethnographique et analytique (Voir. D.K. Wilgus, Anglo-American Folksong Scholarship Since 1898, 1959, p. 226-231 et A.L. Lloyd, Folk Song in England, 1967, p. 316-41 1).

A premiere vue, l'examen des textes ne revele rien qui soit a proprement parler de nature folklorique. Cependant, on remarquera au passage des chansons de facture "empirico-populaire", a côté de celles, plus nombreuses, qui procedent d'une démarche formelle de creation, seraient-elles populistes dans leur esprit, leur thematique et leur forme. Sun les 43 chansons du recueil, 26 sont des chansons d'auteurs individuels ou collectifs identifies, dont l'esthetique appartient a un art savant, lettré, méme si les motivations qui ont genéré leurs compositions n'avaient pas l'art pour objectif essentiel. A cc nombre, il faut ajouter 5 autres pièces dont les auteurs ne sont pas mentionnés, mais qui sont assimilables aux 26 précédentes pour un total de 31 chansons qui, pour le moment, n'intéressent pas le folkloriste.

On rétorquera, non sans raison, que l'origine ou Ia facture lettrée ne sont pas, en soi, des critères suffisants pour determiner la nature folklorique d'une chanson. En effet, l'une ou l'autre des ces 31 pièces "d'auteurs" pourraient bien, un jour, acquénir une telle identité. Pour cela, il faudrait cependant qu'elle réponde a une condition essentielle: circulation orale et insertion dans le repertoire d'un nombre suffisant d'individus. Cette adoption entraine des consequences dont la plus importante est le potentiel de variabilité des textes et des melodies, serait-ce par processus de simplification ou de stereotypic! C'est alors seulement, une fois adoptée, adaptée et soumise a des transmissions successives, qu'une chanson acquiert peu a peu ses lettres de noblesse, et qu'elle recoit le label "populaire", dans le sens classique employé en folklore depuis plus d'un siècle.

Or, jusqu'ici, aucune de ces 31 chansons ne semble avoir bénéficié d'une diffusion orale notable, ayant pu exercer sur leur prophologie ou leur structure un brassage significatif. Pourraient-elles y parvenir? Quelques-unes, peut-être. . .Encore faudrait-il qu'elles possèdent, de facon intrisèque, un accessibilité musicale et textuelle qui permette non seulement une large circulation, mais aussi une pénétration réelle dans la pratique chanté e des individus et des groupes. L'expèrience prouve cepandant que peu de "chansons d'artistes" franchissent le filtre de la selection populaire et sont adoptées par les chanteurs ordinaires, par les voies orales et de facon durable.

C'est ici que les 12 chansons qui restent (dont 2 sont attribuées a des auteurs) deviennent intéressantes. La circulation orale de quelques-unes de fait pas de doute. Ainsi, Dans les chantiers nous hivernerons (p. 74) est recensée au Catalogue de la chanson folkorique, Tome II p. 472-474. Chauffe, chauffe fort (p. 76) (Le chauffeur de locomotive, Catalogue..., Tome VI, p. 432-43 3) a fait pour sa part l'objet d'un court article de Donald Deschênes (Bulletin de musiquefolkorique canadienne, vol. 16, 1982, no. 2, p. 10-12) et on s'y reportera pour plus de details. J'ai fait une ban queroute (p. 80), même Si sa "paternité" est signalèe, utilise en plus d'un air connu, Pour boire it faut vendre, le procédé énumératif, cc qui a suffi a lui conférer un caractère de malléabilité qui n'a sürement pas nui a son adoption et a son adaptation par les chanteurs traditionnels. Pour sa part, la Chanson des elections (p. 78) utilise un timbre moderne, Sous les ponts de Paris, maiS elle a circulé suffisammant pour qu'on en ait retrouvé des versions jusqu'en Acadie (Collection Bouthillier-Labrie, AF, no. 974). Ce procédé de composition est d'ailleurs très frequent dans la tradition orale. Plusieurs autres chansons du recueil utilisent le même procè de de facture: on retrouvera des textes qui n'ont rien de traditionel sur des melodies très comme Troupiaux (p.14), Sun Ia route de Berthier (p.18), Malgrough s 'en va-t-en guerre (p.61), Marianne s 'en va-t-au moulin (p.88) et La Raspa (p.60). De plus, je soupconne que les quelques chansons qui restent (p. 82—84-86) utilisent des airs qui prè existaient a leur contenu textuel.

Les 12 chansons dont je viens de discuter brièvement répondent toutes a au moms un des critères formels dont C. Laforte s'est servi pour ètablir sa typologie; mais aucune d'entre elles ne possèdent l'ensemble des critères classiques qui dèfinissent les objets folkloniques au sens strict. Tout depend ici du point de vue. Une conception passéiste les écartera du revers de la main, alléguant que les objets du folklore doivent être nécessairement traditionnels, c'esta-dire qu'ils doivent appartenir a un sous-ensemble culturel fondé sun la chalne passée des transmissions successives. Mais la tradition peut aussi se construire! Et c'est là le pan que pose la populanité (au sens de "mode", de "vogue") acquise par certaines de ces chansons, comme par exemple J'ai fait une ban queroute, par opposition a Ia connotation "politique" du terme. Les chansons de "groupes populaires" dont il est question dans l'introduction du recueil, ne sont pas des chansons populaires au sens des folkioristes, c'est-à-dire que leur composition et leur circulation ne leur ont pas confé ré un caractè re de "proprièté collective", et leur execution demeure l'apanage de personnes ou de groupes marginaux.

Robert Bouthillier

CELA T, Université Laval, Quebec, Que.