Canadian Journal for Traditional Music (1980)

Ballad: Ballade, Complainte, Chanson Tragique, Chanson Lyrico-Epique, ou Chanson Narrative?

Robert Paquin

Dans les etudes folkloriques anglo-américaines la ballad jouit d'un privilege particulier; c'est sürement en effet le genre le plus êtudié dans Ia tradition orate de langue anglaise. Les spé cialistes ne se sont cependant pas toujours entendus sur le sens qu'il fallait accorder a ce mot ballad. Ailleurs en Europe on a aussi adopté ce terme et, dans certaines etudes, on parle même parfois de "French ballads."1 Que peut-on appeler ballad dans Ia tradition francaise? Les etudes folkioriques francaises disposent-elles d'un terme équivalent a ce mot anglais?

Definition de Ballad

Le mot ballad possède plus d'un sens en anglais; A.L. Lloyd reconnaIt que dans l'usage courant on peut tout aussi bien l'employer pour signifier l'Odyssée, une composition de Chopin, une chanson sentimentale entendue a la radio, ou une chanson comme "The Wife of Usher's Well" (Child n° 79).2 Pour les folkloristes, le sens de ballad ne s'applique cependant qu'au type de chansons folkloriques réunies par Francis James Child dans son anthologie The English and Scottish Popular Ballads.3 Les trois cent cinq chansons contenues dans ce recueil ont acquis une telle célébrité qu'on pane souvent de "Child ballads." Child lui-même n'a cependant laissé aucune definition formelle des ballads; il ne les définit finalement qu'en les incluant dans son corpus et semble adopter la definition de l'evêque Thomas Percy, dont les Reliques of Ancient English Poetry (1765) avaient suscité ce nouvel intérêt pour les recueils de ballads. Tout en s'accordant sur le choix des chansons couvertes par ce terme, les successeurs de Child ont défini le mot ballad de diverses facons, chacun selon sa théorie particulière de l'origine de ces chansons.

Sur cette question controversée de l'origine des chansons, les folkloristes se divisent en deux clans qu'on pourrait appeler le clan des "communalistes" et le clan des "individualistes." Bien que Ia question soit complexe et que chacun des camps ait fait valoir divers arguments, on pourrait simplifier ainsi les deux positions: les "communalistes" croient que les chansons folkloriques résultent d'une creation collective, alors queles "individualistes" soutiennent qu'elles proviennent d'une creation individuelle. Pour les "cornmunalistes," chaque chanson trouverait son origine et sa forme dans un travail de creation collectif effectué a une époque reculée oü les liens qui unissaient la communauté permettaient un tel effort créatif commun. Pour ies "individualistes," au contraire, cc serait au travail anonyme d'individus, le plus souvent aristocratiques, qu'on devrait attribuen la paternité de ces chansons; par la suite ces chansons auraient eté empruntées par le peuple, qui les aurait modifiees et en général appauvries. Cette polemique n'est pas l'apanage des etudes folkloriques en langue anglaise; on la retrouve aussi chez les folkioristes francais, mais en anglais ces deux conceptions de l'origine des chansons déterminent le genre de definition qui est donné de la ballad.

Parmi les folkloristes de langue anglaise, i'Américain Francis B. Gummere4 est sans doute le plus eloquent des "communalistes." Scion D.K. Wilgus, qui dresse un panorama historique detaille des etudes anglo-américaines portant sun Ia chanson, le mot ballad ne signifie pas pour Gummere un poème ou un groupe de poèmes, ni un genre ou un type au sens habituel, mais un concept du procede historique de la poesie populaire a partir de i'organisation sociale la plus primitive jusqu'au dixhuitiéme siecle.5

En d'autres mots, Gummere ne s'attache pas a donner une definition qui permettrait de classifier Ia ballad panmi les autres formes folkloriques, mais plutôt a donner une explication aprés le fait de l'existence d'une telle fonme. D'autnes "communalistes" n'hésiteront cependant pas a définir le terme d'une facon plus elaboree. John A. Lomax et George Lyman Kittnedge,6 entre autres, proposent tous les deux a peu près la même definition de ballad: une chanson composée communautainement ou en groupe, sans date, transmise oralement, au ton impersonnel, et qui raconte une histoire. Lomax ajoute qu'elle est l'expression spontanee des emotions du peuple.7 Au pole oppose, Louise Pound8 représente bien le courant individualiste lorsqu'elle concoit les popular ballads angloécossaises comme étant d'abord des compositions aristocratiques survivant parmi le peuple, et contenant parfois des elements stylistiques communs a d'autres types de chansons folkloriques.9

Ces deux conàeptions de l'origine des chansons folkloriques semblent aujourd'hui ennonées l'une et l'autre. Le principe de création collective est, selon l'expression du linguiste Roman Jakobson, une "conception romantique," alors que l'idée d'une creation individuelle en folklore provient d'un "réalisme naïf." Evitant de se prononcer pour l'une ou i'autre position, Jakobson souligne que, de toute facon, "l'oeuvre ne devient fait folklorique qu'à l'instant oü la communaute l'accepte."10 De Ia même facon, Gordon Hall Gerould refuse de s'engager dans le débat sun l'onigine des ballads; pour Iui, la question des origines doit tout simplement être écartée, puisqu'eIle est insoluble faute de preuve." Gerould critique Francis B. Gummere pour qui la pierre de touche, le test de la structure fondamentale de la ballad est cc que Gummere appelle la repetition amplifiee ("incremental repetition"); l'erreur de Gummere, dit-il, est de prendre pour un phénoméne structural cc qui en fait est un phenomene rhetorique dans la ballad, tout comme l'emploi du lieu commun et du parallélisme.'2 En echange, Gerould constnuit, en s'appuyant sur des constatations admises de tous, une definition formelle qui penmet de distinguer les ballads d'autres formes de chansons folkloriques.

Reprenant les termes de George Lyman Kittredge, pour qui la ballad est "une chanson qui raconte une histoire," et de William J. Entwistle,'3 pour qui elle est "un poéme narratiftnaditionnelchante, avec ou sans accompagnement ou danse, dans les assemblées du peuple," Gordon Hall Genould définit ainsi la ballad: "en termes simples, elle est une chanson folklorique qui raconte une histoire;"4 c'est-a-dire qu'elle componte toujours un récit, qu'elle est toujours chantée sun un air complet ("rounded melody"), et qu'elle est touj ours transmise de bouche a oreille plutôt que par la lecture. Cette breve definition s'inspine sUrement de celle, historique, du poète anglais William Shenstone (1714—1763), ami et conseiller de Thomas Percy, qui écrivait qu'une ballad contient toujours une petite histoire, authentique ou inventée, et qu'une ballad décrit une "action," alons qu'une chanson ("song") ne contient que l'expression de sentiments.15 La ballad, comme le dit Albert B. Friedman, est plus difficile a définir qu'a reconnaItre, puisque a l'experience, on développe rapidement un doigté qui permet d'évaluer l'authenticité du style de la ballad;16 pourtant, malgré sa simplicite, la définition de Gerould nous permet deja de distinguer la ballad folklorique de ses homonymes employés dans l'usage courant.

Gerould amplifie sa definition en identifiant tnois aspects cornmuns a toutes les ballads.'7 L'une de ces constantes, dit-il, est l'insistance sur une situation dans le recit, plutOt que sur la continuité de Ia narration ou la caractérisation des pensonnages. Non seulement les ballads sont-elles des récits d'action, mais elles sont des récits oü l'action est centrée sur un seul episode. L'histoire est toujours contée en termes d'incidents cruciaux ou concluants, au detriment de la succession des évènements qui précèdent. L'action s'interprète elle-même, les commentaires et les descriptions scéniques sont réduits au minimum. Ce qui mène a la deuxième généralisation: quel que soit le sujet d'une ballad. ou quelle qu'en soit la manière de presentation, il y a touj ours une forte tendance a raconter l'histoire d'une facon dramatique. Les ballads ne sont pas seulement bréves, elles sont concentrées. Une suite d'événements est saisie au point culminant et vue en terme de l'action qui a alors lieu; tout cc qui compte, c'est l'action; les pensonnages parlent parce qu'ils ont des pensées a exprimer sur cc qui a lieu. La troisiéme constante est l'attitude impersonnelie du conteur envers les évènements de l'histoire. L'histoire est contee pour elle-même, et les jugements ou préjugés de l'auteur, ou des auteurs, restent pour la plupart a l'arrière-plan. Gerould reconnaIt qu'on trouve parfois un "je" dans les ballads, mais cc n'est souvent Ia qu'une ouverture, dit-il, une facon d'actualiser Ia chanson et d'en rapprocher les événernents du public et du chanteur. D'ailleurs cc "je" disparaIt souvent aprés quelques strophes et la ballad se poursuit a la troisième personne. Cette "impersonnalité" des ballads ne signifie pas que les malheurs, les cruautés et les injustices encourus par les vie-times laissent froid. Le public autant que le chanteur et sans doute l'auteur de ces chansons sont sensibles aux êvénements racontés, même si la violence est tolérée; mais us se contentent de laisser les faits, représentés d'une facon dramatique, parler d'eux-mêrnes. A la lumiére de ces constatations, Gordon Hall Gerould neprend donc sa definition en terms plus précis:

Une ballad est une chanson folkiorique qui raconte une histoire en insistant sur une situation cruciale, en laissant l'action se dérouler d'elle-même par une suite d'événements et de discours, et objectivement, en introduisant peu de commentaires ou de partiS pris personnels.'8

Cette definition, avec son insistance sur Ia méthode narrative comrne critère, a été reprise par presque tous les chercheurs qui se sont penchés sur Ia ballad depuis Gerould. Quece soit expressement tacitement, en termes neufs ou dans les mêmes termes, les définitionS de ballad sur lesquelles se fondent Albert B. Friedman, MacEdward Leach, Evelyn K. Wells, et M.J.C. Hodgart procédent toutes de cette definition de Gordon Hall Gerould.19 La ballad n'a pas été définie pius précisément depuis cette contribution substantielle.

UniversalitÉ de la Ballad

L'apport de Gerould est important parce qu'en plus il applique sa definition de ballad a un type de chansons folkioriques qui, scion lui, se retrouve dans toutes les langues européennes. Cc phénoméne culturel qu'est la ballad telle qu'il la définit se retrouvc autant sur le continent qu'en Angleterre et en Ecosse, dit-iI. D'ailleurs, dans sa definition, it parle de "European ballads" et non seulement de "English and Scottish ballads." "All European ballads are alike," dit-il.20 Et c'cst justement par les caractéristiques qu'elles ont en commun quc Gerould définit les ballads européenncs: une narration centrée sun un episode important, uneméthode narrative présentant habituellement l'action d'unc facon dramatique, et une attitude narrative le plus souvent impersonnelle envers le sujet. Cette position de Gerould sc réclame d'ailleurs de Child lui-même qui, tout en intitulant son anthologie The English and Scottish Popular Ballads, mentionne des chansons européennes équivalentes qu'il appelle ballads, qu'ellcs soicnt en francais, en allemand, en espagnol, ou en une autre langue. Pour les folkioristes anglophones, comme pour Ia majorité des folkloristes européens d'ailleurs, il existe done un type particulier dc chanson traditionnelle qu'ils appellent ballads, balade, balladen, ballada, baladzIu, or balady. Chose asscz curicuse, cc type de chanson n'a jamais été isolé comme tel, sous quelque appellation que cc soit, par les chercheurs francais.

Recherches Francaises Sur Les Chansons

Il existe trés peu de volumes théoriques sur la chanson traditionnelle en francais. Sur plus de cent soixante-quinze titres que Conrad Laforte annexe en bibliographic a sa classification de la chanson folklorique française,21 les plus récents ouvrages théoriqucs en langue francaise, hormis ceux dc M. Laforte lui-mëme, sont de Patrice Coirault et datent de 1941 et 1953.22 Avant cela, il faut remonter aux Instructions relatives aux poésies populaires de la France de Jean-Jacques-Antoine-Ampere, parucs en 1853.23 L'importance de ces Instructions est d'ailleurs inversement proportionnelle au volume qu'elies occupent, puisque cet opuscule de soixantequatre pages a déterminé Ia forme, Ia méthode et la classification des collections de chansons folkioriques françaises jusqu'a récemment.

Les chercheurs francophones se sont surtout préoccupés de rccueillir des chansons, et l'aspect théorique des recherches folkloriques n'est développé que dans les introductions aux nombreuses anthologies de chansons traditionnelles francaises. On peut aussi déduirc jusqu'à un certain point la position théoriquc d'un cherchcur d'après Ia méthode dc classification des chansons adoptée. Conrad Laforte donne un aperçu historique de ces différentes méthodes de classification, en comrnençant par la classification élaborée par le "Comité de la languc, de l'histoire ct des arts de Ia France" et redigée par Ampere, en passant par celle dc Champfleury et celle de Julien Tiersot.24 Les folkloristes francophones ont utilisé des variantes de ces classifications dans leurs collections depuis une ccntaine d'années. Les chansons sont classées scion leur theme, leur sujet, leur style, leur objet, leur utilisation, leur age, leur lieu de provenance, on autre. Laforte constate que ces critéres sont a la fois équivoques et extérieurs aux chansons mêmes. Une chanson qu'un folkloriste appelle "chanson d'amour," un autre l'appelicra "pastourelic"; cc que l'un nommera "chanson anecdotique," un autre l'appellera "chanson de maumaniés"; en somme une classification ainsi concue n'cst applicable qu'a une collection a la fois et ne facilite pas le regroupement des versions.

Conrad Laforte, reprenant Ia tâche de Patrice Coirault, remet tout en question et tente de formuler une nouvelle classification des chansons folkloriques françaises scion Ia forme méme des chansons. Il distingue sept categories qu'il appelle:

Ire Chansons en laisse

2e Chansons strophiques

3e Chansons en forme de dialogue

4e Chansons énumératives

5e Chansons brèves

6e Chansons chantecs sur des timbres (sun l'air de)

7e Chansons littéraires recueillies comme folkloriques.25

Cette classification constitue un progrès considerable, même si on peut y déceler des incohérences et des limites. Comme elle est basee sur des formes prosodiques françaises, die ne facilite pas touj ours la comparaison avec des chansons equivalentes en langue étrangére; de pius on pourrait dire que les categories 3, 5, 6, et 7 sont toutes des chansons strophiqucs et devraicnt plutôt être considérées comme des sous-catégories. On pourrait aussi faire valoir que les categories 6 et 7 se distinguent par des critères autres que leur forrne et ne répondent donc pas aux exigences d'une classification formelle. Malgré ses faibiesses qui sont peut-étre elles-mêmes discutables, une telle classification a le grand mérite de chercher a être univoque et a être applicable a n'importe quelle collection de chansons folkioriques françaises.

Comme on le voit, lcs etudes folkloriques dans les pays francophones et dans les pays anglophones adoptent des points de vue differents. Alors que chcz les Britanniques, les Canadiens anglais, et les Américains, Ia recherche a privilégié un type particulier de chanson, la ballad, et ses correspondences européennes, les Francais et ics Canadiens francais, pour Icur part, cherchent a classifier toutes les vaniétés de chansons folkloriques qui se retrouvent dans un repertoire particulier, en l'occurrencc ic repertoire francais. Il doit pourtant y avoir des rccoupements; a quoi correspond donc cc que les anglophones appellent ballad dans la terminologie francaise?

Ballade, Chanson Tragique, Complainte, Chanson Iyrico-ÉPique

D'abord ii faut dire que le mot "ballade" en francais est pen utilisé par lcs folkloristes et jamais au sens donné a ballad en anglais. Bien que les dictionnaires étymologiques expliquent qu'à l'origine "ballade" s'employait au sens de chanson a danser et dansc qu'elle accompagnait (comme ballad d'ailleurs), le mot s'applique généralement a un poème de forme fixe appartenant a Ia littérature écrite, comme "La Ballade des pendus" de Francois Villon, pour citer un exemple fameux.

L'une des rarcs occurences de cc mot "ballade" chcz un folkloriste setrouve chez Doncieux, et encore, l'usage en est-il discutable:

Ou bien le chant est fait pour accompagner la danse, et c'est alors une ronde ou chanson a danser (ballade "ballata," a étymologiquement le méme sens); ou bien 11 doit simplement être dit par la filcuse a la veilléc, par le soldat pendant la marche, par le chemineau sun un scuil de porte, par le laboureur en plei champ, et nous lui réservons Ic nom de complainte.

Partout oü un refrain apparaIt il y a danse; ct réciproquement, si le refrain manquc, la chanson est une complainte, reserve faite d'un trés petit nombre de rondes monorimes, oüle refrain absent est suppléé par un redoublement du vcrs.26

Doncicux propose ici une classification des chansons, distinguant entrc chansons avec et sans accompagnement de danse, qu'il appelle respectivcmcnt "ballades" et "complaintes." Le "trés petit nombre de rondes monorimes" qu'il mentionne correspond sans doute aux chansons en laisse assonancées que Conrad Laforte a clairement décrites. Cette classification aurait pu servir a d'autres chercheurs en corrigeant Ia definition des termes, puisque contraircment a l'assertion de Doncieux Ia presence d'un refrain dans une chanson n'indique pas nécessairement l'accompagnement de dansc. Quoi qu'il en soit, cette classification ne fut pas reprise, bien que le terme "complainte" ait ete reutilise par d'autres chercheurs avec un sens different, comme nous allons le voir. C'est sans doute l'étymologie du mot "ballade" qui a induit Doncicux en erreur; rcrnarquons incidemment que, même là, sa référencc etymologique est legerement incorrecte, puisquc ballade provient du provençal ballada ou balada et non ballata.27

Une page plus loin dans l'Introduction a son Romancéro, Doncieux semble avoir abandonne les termes de "ballade" et de "complainte"; il parle maintenant de "chanson lynico-êpique":

"Le caractère objectif de la chanson lyrico-épique," dit-il, "veut qu' cite ait pour theme une action exposée en un récit impersonnel."28 "Caractère objcctif," "action," "récit impersonnel," on reconnaIt là les termes employés pour la definition de ballad. Le sujet de cette chanson lyrico-epiquc peut, selon Doncieux, ëtre "historique," "anecdotique," ou une "fiction poetiquc."

En cc qui nous concerne, Ia definition de ballad peut tout aussi bien s'appliquer a une "chanson lyrico-épique" qu'à une "ballade" ou à une "complainte," puisque la ballad, qui se définit semblablement a la "chanson lyrico-épique," a parfois un refrain et parfois non. Pour que ces categories soient utilisables, il aurait fallu que Doncieux les définisse plus amplement les unes par rapport aux autres et qu'il en donne des exemples, cc qu'il ne fait pas.

Le terme "complaintcs" est repris par Achille Millien dans la classification de ses Chants et chansons.29Millien ne définit pas les termes qu'il emploie dans sa classification, mais on pent constater qu'il distingue les "complaintes" des "chansons historiques" et des "chansons anccdotiques." Parmi les chansons ainsi distinguées, certaines "complaintes" et "chansons anccdotiques" pourraient corrcspondrc a notre definition de ballad; pas toutes cependant puisqu'on y trouve des chansons lyriques, énumëratives, ou autres, qui ne racontent pas d'histoire. Millien lui-mêrne admet que le classement des chansons "ne peut pas être rigoureusement exact ni logique."3°

La classification de Millien est typique du genre de classification qu'on trouve dans les collections dechansons francaises; même si ics enquëteurs utiliscnt des classifications differentes, celles-ci sont toutcs apparcntées et neprennent souvent les mémes categories, les mêmes termes, bien qu'en des sens différents.31 Ainsi, pour Marguerite d'Harcourt, complainte signifie "vicille chanson."32 Socur Maric-Ursule, pour qui les chansons peuvent êtrc "iyriqucs" ou "tragiques," classe sous la rubrique "complaintcs" les chansons narratives sericuses qu'elle ne peut attribucr a aucune de ses autres grandes categories de chansons (nommément, "L'amour et la fantaisie, Le comique et la satire, Les travaux et les jours").33 Elle distingue entre les complaintes "traditionnelles" et "locales," les premieres venant de France et les derniéres etant natives du Canada. Carmen Roy fait la même distinction entre chansons originaires du Canada et chansons venues de France; mais elle n'attribue le terme "complaintes" qu'à la variété canadienne. Roy explique que les informatcurs cux-mêmes appellent complainte une categoric de la chanson née au Canada ct retenue par la tradition, qu'elle décrit ainsi: "une chanson d'origine populaire, en general assez gauche, composée par des chanteurs de village, sur un air déjà existant et très connu."34 Lc sujet de ces complaintcs est une catastrophe ou une mort tragiquc; "La complainte des mariés tie I'Iie d'Orléans" par exemple, qui se sont noyes le jour de leurs noces.

Ce sont les Romantiques francais qui les premiers ont appelé "compiainte" unc categoric tie chansons folkloriques, principalement a cause de I'idée de plainte suggérée par I'etymologie de "complainte." Cette notion coincide en cffct avec le ton plaintif de certaines melodies et avec la nature tragique de certains récits.35 Lc mot "complainte" n'a cependant jamais ete définiaussi exactement quele mot balladnc l'a ete par la critique folklorique anglo-saxonne. Il ne recouvre d'ailleurs pas exactement le même domaine, car les ballads ne sont pas toutes tragiques, bien que plusicurs le soient.

La classification de Conrad Laforte ne répond pas a notre propos comparatif non plus, puisque, se fondant sun des caractéristiques prosodiques françaises, die n'est applicable en pratique qu'à des chansons françaises. De toute facon, ii est impossible de réduire toutes les ballads une categoric unique dans cette classification. On pent affimcr que les ballads ne sont pas des "chansons litténames," ni des "chansons bréves" telles que les entend Laforte (a moms qu'il ne s'agisse de fragments), ni des "chansons énumératives." La definition de ballad pent s'appliquer aux "chansons en laisse," aux "chansons strophiques," aux "chansons en forme de dialogue," ou aux "chansons chantécs sun des timbres" (particuliérement les broadside ballads), mais puisque ces categories francaises ne sont pas restreintes a des chansons narratives, il s'cnsuit qu'elles non plus ne recouvrent pas cxactcmcnt le mêmc domaine que la categoric ballad.

Chansons Narratives ou Ballades Folkioriques

En somme la chanson que ics folkloristes de langue anglaise appellant ballad et qu'ils affirment retrouvcr autant dans Ia tradition française, qu'anglaise, écossaise, et curopéenne en general, n'est connue sous aucun nom spécifique en français. La definition de ballad pent s'appliquer a certaines "ballades," a certaines "compiaintcs," des "chansons tragiques," mais l'équivalcnce comporte toujours des restrictions, dependant de la signification precise qu'un folkloriste accorde a tel terme dans sa collection particuliére. Dc toute facon, on n'a jamais donné dc definition precise, univoque, et documentee de ces termes, comme on a cherché a le faire en anglais pour ballad.

La critique folkloriquc française et la critique folkiorique anglaise adoptent, comme on l'a dit, des points de vue différents:

l'unc cherchant a classifier toutes les chansons d'un repertoire national unique, et l'autre cherchant a definir clairement une catégone privilegiee de chansons qui se retrouve dans plusicurs répertoires nationaux. Cette difference dans le developpement historique de Ia recherche folklorique dans les pays francophones et anglo-phones s'explique par une sorte d'incrtie ou d'enchaInement intellectuel. Toute recherche se fonde en effet sur les recherches antecédentes, justifiant mais aussi determinant sa forme et son objet pan cc qui s'est fait auparavant. Ainsi les etudes folkloriques anglaises ont-elles été marquees par la ballad. Les English and Scottish Popular Ballads de Child ont en grande partie determine l'engouement consecutif pour Ia ballad comme objet d'étudc, bien que Child lui-même se fondait sun des etudes antérieunes datant du dixhuitieme siecle et portant elles-aussi sur les ballads. En français, cc furent les Instructions relatives aux poésies populaires de la France établies par le "Comité tie la languc, de l'histoire et des arts de la France" au dix-neuviéme siécle qui ont déterminé cet intérêt pour la classification, et qui ont ensuite inspire les folkloristcs français. On pounrait sans doute evoquer ics distinctions entre l'espnit français et l'esprit anglais, mais dc telles notions sont pcu scicntifiques et beau-coup trop difficiles établir sans controverse pour pouvoir être utiles.

Pour profiter des acquis des deux recherches, je propose qu'on tente de les incorporer l'une a l'autre, qu'on fasse profiter l'une des découvertes tie l'autre. Ii faudrait distinguer en francais les chansons qui repondent a la definition de ballad telle que concue par les etudes anglaises et européennes.

Pour évitcr toute équivoque, appelons ces chansons "ballades folkloriques," les distinguant ainsi des ballades de la poésie médiévale, tout en conservant une appellation commune a plusieurs langues européennes (l'anglais, l'allemand, le hongrois, le slovaque, le croate, le lithuanien, le russe, etc.). Ces chansons narratives peuvent avoir un refrain ou ne pas en avoir, elles peuvent être en laisse ou strophiques, elles peuvent être en forme de dialogue ou en forme de récit a la troisième personne. Les ballades folkioriques se distinguent des chansons ènumératives, des chansons a caractère lyrique (le plus souvent a la premiere personne), des Noëls, et de toutes les chansons qui ne racontent pas d'histoire, qu'elles soient en laisse, strophiques ou en forme de dialogue.

Si on trouve cette catégorie par trop hybride, on pourra la subdiviser en sous-catégories conformément a des critéres d'ordre formel et prosodique. On découvrira probablement alors que les ballades folkioriques francaises possédent elles aussi certaines caractéristiques prosodiques ou métriques propres qui les identifient plus particulièrement, tout comme on peut parler en anglais de "ballad stanza" et de "ballad meter."36 Cette nouvelle catégorie aura surtout l'avantage de faciliter les comparaisons avec les répertoires de langue étrangère, en particulier avec le repertoire angloécossais qui, au Canada, nous concerne de plus près.

Footnotes

1 Voir en particulier Erich Seemann, Gag Stromback Bengt R. .Jonssonn, eds., European Ballads (Copenhagen: Rosenkilde and Bagger, 1967), pp. xi-xxxii.

2 AL. Lloyd, Folk Song in England (London: Panther Arts, 1969), p. 154. Les litres de chansons en italique entre guillemets sont des titres critiques; le numéro entre parentheses reavoie a Ia collection Child (voir note suivante).

3 5 vols.; New York: Dover, 1965, réimpression de l'édition de 1882-1898.

4 The Popular Ballad. 1907; rpt. New York: Dover, 1959.

5 D.K. Wilgus, Anglo-American Folksong Scholarship since 1898 (New Brunswick, N.J.: Rutgers University Press, 1959), P. 16 (c'est moi qui traduis).

6 John A. Lomax, Folk Song: U.S.A. (New York: Daell, Sloan and Pearce, 1947); el Our Singing Country (New York: Macmillan 1941); George Lyman Kittredge, "The Popular Ballad," Atlantic Monthly, lOt (1908), 276—78.

7 Wilgas, p.81.

8 Poetic Origins and the Ballad (New York: Russell & Russell, 1921).

9 Wilgus, pp. 90—91.

10 Roman Jakobson, "Le folklore, forme spécifique de creation," (traduit de l'allemand) in Questions de poétique, édité par Tzvetan Todorov (Paris: Editions du Seuil, 1973), p.63.

11 Wilgus, p. 107.

12 Gordon Hall Geroald, The Ballad of Tradition (1932; rpt. New York: Gordian Press, 1974), p. 105.

13 European Balladry (Oxford: Clarendon Press, 1932).

14 Op. cit., p.3 (c'est moi qui traduis).

15 Cite in Seemann et al., p. xii.

16 Albert B. Friedman, The Viking Book of Folk Ballads of the English-Speaking World (New York: Viking,

1956), p. xii.

17 Gerould,pp.4—tl.

18 Gerould, p. 11 (ma traduction).

19 Friedman, op. cit.; MacEdward Leach, "Ballad," Funk and Wagnalls Standard Dictionary of Folklore Mythology and Legend, 1, 106; Evelyn K. Wells, The Ballad Tree (New York: Ronald Press, 1950); M.J.C. Hodgart, The Ballads (London: Hutchinson, 1950). L'article sur Ia ballad de l'encyclopldie Britannica, rédigé par Albert B. Friedman, reprend Ia même definition et R.M. Dorson, dans l'Encyclopaedia Universalis, distingue deax genres de chansons populaires: "Ia ballade, gui contient an récit, et Ia chanson lyrique, qui exprime une emotion."

21 Poétiques c/c Ia chanson lradilionncllc francaisc, Les Archives de Folklore, 17 (Québec: Les Presses de I'UniversitC Laval, 1976), pp. 127-42.

22 Notre chanson folkiorique (Paris. 1941); et Formation c/c nos chansons folkioriques (Paris), 1953-63 (Coiraull avécu de 1875 a 1959).

23 Paris: Imprimerie Impériale, 1853.

24 Laforle, pp. 4-6; Champfleury (Jean Hussun), Chansons populaires des provinces c/c France (Paris: Bourdilliat et Cie., 1860); Julien Tiersot, Hisloire c/cia chanson popu/aire en France (Paris: Plon, Noureit— H. Heuget, 1889).

25 Laforte, p.8.

26 George Doncieux, Le Romancéro populaire c/c Ia France (Paris: Librairie Emile Bouillon, éditeur, 1904), p. xix.

27 Voir Paul Robert, Diclionnaice alp/tabétique et analogique c/c la langue francaise; Adolphe Hatzfietd et Arséne Darmesteter, Dictionnaire général c/cia ianguefrancaise c/u commencement c/u X Vile siè cie jusqu 'à nos fours; et The Oxford Dictionary of English Etymology.

28 Doncieux, p. xx.

29 3 vols. Paris: Ernest Leroux, editeur, 1906—10.

30 ibid., II, vii.

31 Voir en particulier tes collections suivantes: Henri Davenson. Le Livre des chansons (NeuchOtel: Editions de Ia Baconniére, 1946); Marguerite el Raoul d'Harcourt Chansons folkloriques francaises au Canada(Québec: Presses Universitaircs Laval, 1956); Ernest Gagnon, Chansons populaires c/u Canada (Québec: Bureau du "Foyer Canadien," 1865, R. Morgan, 1880); Soeur Marie-Ursule, Civilisation traditionnelle des Lavalois, Archives de folklore, 5—6 (Quebec: Les Presses de l'Université Laval, 1951); Eugene Rolland, Recueil de chansons populaires, 6 vols. 1883—90. rpt. Paris: Editions G.—F. Maisonneuve et Larose, 1967); Carmen Roy, La Littérature orale en Gasp/sic (Ottawa: Musée national du Canada 1955); etJ.B. Weckerlin . 'Ancienne chanson populaire en France (Paris: Gamier fréres, 1887).

32 "La Chanson francaise au Canada." La Revue musicale. Paris (février—mars 1940), pp. 82—97.

33 Soear Marie-Ursute, pp. 270-72.

34 Carmen Roy, p.244.

35 Laforte,p.48.

36 Voir Roger D. Abrahams el George Foss, Anglo-American Folksong Style (Englewood Cliffs, N.J.:) Prentice-HaIl, 1968), Chap. IV et VII; Bertrand Harris Bronson, The Ballad as Song (Berkeley and Los Angeles: University of California Press, 1969); J.W. Hendren, . Study of Ballad Rhythm (Princeton: Princeton University Press, 1936); George R. Stewart, "The Meter of the Popular Ballad," PMLA, 40 (1925), 933—62.

Abstract: In Anglo-American folklore studies, and in Europe in general, the ballad is a well defined genre. Not so in French. While English-speaking folklorists agree that the ballad is a narrative folk song with formal characteristics which set its meter and stanzaic shape apart from other types of folk songs, French folk specialists have never defined one particular folk genre as precisely as this, and have mostly been concerned with collecting and cataloguing all types of songs in terms of their theme, subject matter, style, object, use, age, origin, or other. Even if French scholars do use such terms as "complaintes" "chansons tragiques," or "chansons lyricoépiques" which seem to correspond to the English "ballads," no two scholars use any of those terms with the same definition, and never does it correspond exactly to the ballads. A whole field of study is therefore open to enterprising French folk researchers who would wish to isolate French narrative folk songs, call them "balladesfolkioriques" to distinguish them from the literary "ballades," and describe their formal characteristics. Such a study would lead to rewarding comparative studies, especially between French and English ballads in Canada, for example.