
Canadian Journal for Traditional Music (1989)
Strategies Musicales de Preservation et D'aptation Chez les Ukraniens-Montrealais
Le festival des arts ukrainiens tenu a Edmonton-Vegreville du 30juin au 3 juillet 1988 fut Ia plus spectaculaire manifestation du genre jamais organisée pal- la diaspora ukrainienne sur le continent nord-américain. Plus de 200 musiciens et 2,800 danseurs ont participé aux événements répartis entre les deux villes et se sont réunis lors du spectacle d'ouverture "Extravaganza" pour y presenter aux 9,000 spectateurs Ia chanson-thème du festival: "Razom" (Visions).1 Composée par trois Ukrainiens-Montréalais, Andrew Czerny, Bill Kinal et Orest Protsenko, Ia chanson-thème avait été sélectionnée lors d'un concours lance au Canada, aux Etats-Unis et en Europe et aquel ont participé vingt-quatre concurrents. Le chant "Razom," constitué d'éléments traditionnels et modernes, concrétise hien l'identité culturelle contemporaine propre aux Ukrainiens vivant en territoire canadien. Compose en langue ukrainienne, Ia chant comprend toutefois un couplet en langue anglaise et les paroles du choeur sont partagées entre les langues ukrainienne, anglaise et française.
Que ces trois musiciens ukrainiens de Montréal aient remporté Ia palme, rien d'étonnant a cela! Mis a part le talent des candidats (et les autres n'en manquaient sürement pas...), ii ne s'agit pas ici uniquement du hasard et du mérite individuel de ces trois musiciens mais aussi du résultat d'une evolution d'un style musical particulier dont le chalnon a pris naissance, s'est développé et a fait l'objet d'une production particulièrement prolifique a Montréal. C'est Ia petite histoire de cette evolution et le role qu'eIIe a joue dans Ia transmission d'une identité musicale a travers des processus d'adaptation que nous tenterons de mettre en lumière par cet article.2
Selon le recensement de 1986 publié en février 1989 par Statistiques Canada,3 Montréal compte une population de 19,000 habitants d'origine ukrainienne, soit 1/3 de Ia population de leurs compatriotes de Vancouver et 1/5 de celle des Ukrainiens-Torontois. Le Québec compte donc 2% de Ia population totale ukrainienne au Canada laquelle se place au cinquième rang des groupes ethniques canadiens après les Britanniques, les Français, les Allemands et les Italiens.
Le rayonnement et le dynamisme de I'expression de I'ethnicité ukrainienne sous différentes formes se sont intégrés et caractérisent même les visages de Ia vie collective urbaine des villes comme Toronto, Edmonton et surtout Winnipeg øü 10% des residents sont d'origine ukrainienne. La musique (surtout le chant choral) fait partie intégrante de chaque institution religieuse, nationaliste, sociale ou culturelle qui encadre Ia continuité de l'identité ukrainienne au Canada et ce, depuis bientôt cent ans puisque I'année 1991 démarquera un centenaire de presence ukrainienne au Canada.
Les Ukrainiens-Montréalais, malgré leur petit nornbre, fonctionnent a I'intérieur de structures identiques a celles des plus grands centres tels que Toronto oü les circonstances telles que les anniversaires d'événements ou de personnages historiques, les rituels saisonniers, les fetes religieuses, les écoles du samedi, les manages et les danses ou "Zabavas" constituent les principaux réseaux de transmission et de dissemination de la musique ukrainienne. Le nombre d'occasions musicales est donc aussi varié a Montréal qu'ailleurs mais le nombre de panticipants plus resti-eint, ce qui nempêche pas que lot-s des fetes du millénaire de Ia chrétienté en Ukraine en octobre 1988, huit grandes chorales constituées en moyenne d'une quarantaine de membres et représentant différents organismes ukrainiens-montréalais ont participé aux célébrations.
Mais là oü le comportement musical ukrainien se distingue de celui des autres grands centres canadiens ou nord-américains, c'est au niveau de l'expression musicale personnalisée qui s'est véhiculée a travers le circuit des "Zabavas" (danses) et a travers I'enregistrement commercialisé. Deux facteurs ont contrihué a l'originalité et au dynamisme de cette production musicale ukrainienne-montréalaise:
— les Ukrainiens du Quebec, minoritaires a l'intérieur de Ia population ukrainienne canadienne. font également partie de cette "société distincte" québécoise et francophone. Cette appartenance les différencie de leurs compatriotes des autres provinces canadiennes. Même si Ia majorité d'entre eux est anglophone (seulement 3,600 au dernier recensement se sont déclarés francophones. soit un sixième de Ia population ukrainienne-québécoise). le contexte culturel du Québec des annCes "70," où l'identité cultut-elle s'est fortement rnanifestée sous Ia forme d'expression individualisée et personnalisée de Ia chanson québécoise, a eu un certain impact en procurant aux jeunes ukrainiens des années 70-80 a Ia recherche d'une expression nouvelle et plus moderne de leur identité culturelle et nationale, non pas un modèle (I'influence de Ia musique anglo-américaine et surtout celle de Ia musique des Beatles avait une predominance marquée a ce moment) mais au moins une certaine inspiration;4
— l'émulation et Ia stimulation suscitées par les enregistrements réalisés par Ia maison Yevshan de Montréal5 qui, par sa perspicacité et son dynamisme. a permis Ia diffusion rapide de ces productions nouvelles à travers toute la diaspora ukrainienne du monde occidental et même, via un réseau clandestin, en Ukraine soviétique.
C'est donc a Montréal, en 1972. qu'a pris naissance un nouveau style hybride de musique folklorique/populaire avec l'ensemble "Rushnychok." La popularité de cc dernier s'est rapidement développée et a suscité Ia formation d'autres ensembles du genre (tous de Montréal) que Eon peut qualifier de chefs de file des années "70" d'un nouveau style modet-ne ukrainien (le succès des groupes Rushnychok, Syny Stepiw et Veselka en Amérique du Nord en tCmoigne). La nouveauté de ces ensembles ne reside pas en l'hybridation des styles folkiorique et populaire, laquelle existait déjà dans le repertoire des "Zabavas" et mixait des rythmes de tango, fox-trot, rumba, polka ou autres a Ia mode des années 30-40-50, en mettant a l'honneur le violon, l'accordéon et bien souvent un solo vocal. Egalement dans I'ouest canadien, les styles "country" et "western" se sont adaptés a la "troista muzyka" (musique instrumentale en trio propre a Ia danse, développée dans l'ouest de I'Ukraine et exCcuté e aux violon. flUte et tsymbaly)6 et ont caractérisé le style musical de cette region du Canada. Les ensembles de Montréal eux ont innové en intégrant des timbres et rythmes a Ia mode des années 60-70-80 au repertoire folklorique et aussi en insérant des éléments thématiques ou musicaux traditionnels aux différents styles populaires contemporains. C'est I'organisation et Ia manipulation de ces éléments de sources folklorique-traditionnelle et moderne-populaire que nous qualifions de strategies musicales de preservation et d'adaptation.
Tenter de mesurer les degrés de folkioricité. de popularicité7 ou d'ethnicité dans un corpus constitue une operation delicate. Les etudes qui portent sur ces gent-es hybrides témoignent bien de I'ambiguité face aux problèmes de terminologie et de classification et Ia ligne de démarcation enti-e les categories de musiques dites folkloriques, populaires, rock-ethniques ou autres est bien souvent difficile a determiner.8
Précisons que Ia spécificité fonctionnelle des musiques dites folkloriques et véhiculées par Ia tiansmission orale s'est modiflée dans le contexte contemporain des sociétés modernes et technologiques. La puissance magique dii chant et son rOle spécifique par rapport a un univers spirituel ont cédé la place a des aspirations plus contemporaines qui pourraient se définir dans Ic cas des musiques ethniques comme étant I'afflrmation, Ia valorisation et Ia dissemination d'une identité culturelle propre. Plus spécifiquement, le cot-pus que nous obsei-vons ici est l'apanage d'une génération (tous les participants sont dans Ia vingtaine et Ia trentaine) cherchant a établir un équilibre entre Ia responsabilité de la pi-éservation d'un patrimoine culturel ethnique spécifique et unique qul lui a été transmis et I'adaptation a un contexte culturel et contemporain qui n'appartient qu'à cette génération. Le i-Ole du cot-pus serait donc l'identification musicale d'une generation par rapport à un ensemble ethnique et d'une ethnie par rapport a une génération. C'est donc en relation avec cette fonction d'identité que nous avons défini Ies éléments constituants du corpus comme étant porteurs de strategies de prései-vation et d'adaptation. Nous avons obseivé ces strategies aux niveau des comportements mélodique. rythmique, harmonique et vocal et enfin au niveau de l'organisation des timbres.
Sept types de strategies d'identiflcation se dégagent de l'ensemble du cot-pus:
1. Préservation des composantes traditionnelles a tous Ies niveaux
2. Preservation des composantes traditionnelles a tous Ies niveaux sauf celui du timbre
3. Traduction en Iangue vernaculaire de chants modernes populaires
4. Compositions nouvelles inspiiées des styles traditionnels
5. Compositions nouvelles inspirées des styles contemporains avec paroles en langue vernaculaire
6. Supet-position d'éléments traditionnels et contemporains
7. Imbrication d'éléments traditionnels, hétérogènes et contemporains au niveau interne (mélodique et rythrnique) OLI syncrétisme musical.
Notre analyse porte sun 21 enregistrements sui etiquette Yevshan, toutes enregistrées a Montréal par des Ukrainiens-Montréalais, entre 1972 et 1988, et comprend 244 pièces musicales différentes. Le tableau en annexe illustre les types de strategies privilégiés dans chaque enregistrement et les processus musicaux qui permettent d'identifler ces strategies. Nous pouvons y constatei les transformations et les experiences musicales qui ont tissé I'évolution d'un style unique qui, malgré qu'il i-éunisse des éléments communs a d'autres productions musicales ukrainiennes de différentes provenances (Ukraine soviétique, Etats-Unis et autres provinces canadiennes), n'en comporte pas moms une oniginalité qui Iui est propre. Résumons ces transformations:
— Le premier ensemble "Rushnychok," constitué d'un quatuor vocal accordéon fut le premier du genre sun le modèle des Beatles a évoluer dans le circuit des "Zabavas." L'accordéon qui preserve une couleur plus traditionnelle est privilégié dans les pièces de danses telles que les valses, tangos, rumbas, fox-trots, hopak et autres danses ukrainiennes alors que les compositions plus modennes dans le style anglo-américain mettent en vedette les guitares et percussions. Le timbre de voix est anglicisé, l'harmonie demeure traditionnelle, les tempi dynamiques et rapides et enfin l'emphase est donnée aux effets rythmiques souvent par l'accentuation des contretemps (caractéristique de certaines danses ukrainiennes et qui convient bien a Ia rythmique moderne). Ces caractéristiques se sont perpétuées dans les autres ensembles "Cyny Stepiw" (les Fils de Ia Steppe) et Veselka. Ce dernier insére plus de compositions modernes et grace a l'expérience accumulée et l'ajout d'un synthétiseur, présente une harmonisation vocale et une instrumentation plus riche. L'ensemble Samotsvit, formation vocale et instrumentale identique, se distingue des précédentes par son repertoire, lequel est constitué presque entièrement de compositions des membres du groupe. Ces dernières réunissent des éléments hétérogènes inspires des musiques traditionnelles ukrainiennes, ukrainiennes soviétiques modernes, angloaméricaines, antillaises, sud-américaines, françaises et québécoises. Un cinquième ensemble de cette "formation par quatre," Vechirny Dzvin, revient a un style plus traditionnel et donne emphase a Ia mandoline et a la flUte. Donc, mis a part I'ensemble Samotsvit, nous pouvons observer que les strategies de preservation et d'adaptation évoluent séparément et sont plus souvent superposées qu'imbriquées.
— La trajectoire des ensembles vocaux féminins est différente. Le premier disque "Zoria" réalisé en 1973 fait montre d'un accompagnement instrumental plus recherché au niveau du mixage de sonorités traditionnelles et modernes. Il trouve sa suite dans l'enregistrement "Lubomyra" qui intégre des éléments dejazz, de style western et aussi de style tzigane ukrainien, exédutés avec un timbre de voix américanisé (ii s'agit de Ia chanteuse Lubomyra Kowaichuk "Luba"). Mais c'est Ia formation du trio vocal féminin accompagné d'un ensemble instrumental qui s'est solidiflé et qui a donné lieu a une démarche stylistique plus caractéristique. Les enregistrements "Ballade de Zoriana" (1978) et "Zoloti Vorota" (Les Portes d'Or, 1979) ont été cruciaux dans cette évolution. Une recherche plus sophistiquée au niveau de l'instrumentation et de l'harmonisation a laquelle se sont intégrées des sonorités plus ukrainiennes, un timbre de voix qui se rapproche dans quelques chants de Ia voix "naturelle" ou "blanche" caractéristique des femmes de I'Europe de l'est, une interpretation plus sentie, enfin autant d'éléments qui, via les enregistrements de I'ensemble Cheremshyna surtout, nous rapprochent de I'Ukraine contemporaine tout en conservant une saveur occidentale.
Un survol du corpus nous permet d'observer que de 1972 a 1978, les strategies d'adaptation sont majoritairement de nature anglo-américaine et au niveau du rythme et du timbre alors que le fond mélodique subit peu de variantes. Les années 77-78-79 (qui coincident avec la montée du nationalisme au Québec et l'âge d'or de Ia chanson québecoise) ont démarqué un changement de trajectoire par l'intégration d'une plus grande variété d'éléments hétérogènes, par une ukrainisation des voix et des timbres et par un syncrétisme musical qui a continue de se développer dans les années "80." C'est cette convergence d'éléments qui a contribué a I'unicité de cette production et a I'intérêt qu'elle suscite aujourd'hui en Ukraine soviétique.
Ces experiences musicales ukrainiennes-montréalaises démontrent bien a quel point les strategies d'adaptation deviennent un élément majeur de preservation et de continuité auprès de générations qui, tout en voulant conserver une identité propre, sont de moins en moms en contact avec un environnement propice a des cultures d'époques et de modes de vie révolus. Car enfin, il s'agit ici de preserver une identité vivante et non pas seulement des specimens de cette identité.
Université de Montréal
Montréal, Québec
Notes
1. Le titre ukrainien "Razom" qui signifle littéralement "Ensemble" a été traduit en anglais par "Visions."
2. Cet article s'inscrit thins le cadre de notre recherche de Doctorat (Ph.D.) en Ethnomusicologie que nous poursuivons à l'Université de Montréal sous Ia direction de Monique Desroches. Notre these "Le chant ukrainien. une puissance qul défle les pouvoirs" a pour hut de mesurer l'impact d'un contexte social. culturel et politique sur la production musicale ukrainienne contemporaine en comparant cette derniére dans deux contextes différents soit ceux du Canada et de l'Ukraine soviCtique.
3. Voir "Profile of Ethnic Groups: Dimensions." Ottawa, Statistics Canada, catalogue 93-154 ISBN 0660-53643-9.
4. L'émission télévisée "Planète." diffusée en avril 1981 par Radio-Québec et à laquelle noux avons participé. en témoigne.
5. NOus tenons ici a remercier Bogdan Tyrnyc. fondateur et directeur de Yevshan Inc. pour sa précieuse collaboration.
6. Voir ce sujet l'article de Mark Bandera.
7. Il s'agit ici de neologismes.
8. Nous nous rétérons ici aux articles de Fabhri. Klyrnasz. Tagg et Zajcew.
Discographie
1. Rushnychok. Vol.1, YEV SP 101
2. Syny Stepiw. Vol.1. CYFP 1001
3. "Zoria" CYFP 1002
4. Rushnychok. Vol.2. SP 102
5. Syny Stepiw. Vol.2.CYFP 1004
6. Luhomyra. CYFP 1043 -
7. Syny Stepiw. Vol.3 CYFP 1006
8. "The Ballad of Zoriana, CYFP 1008
9. Samotsvit, CYFP 1010
10. Veselka. Vol.1. CYFP 101 1
11 . "Zoloti Vorota" CY FP 1012
12. Vechirny Dzvin, CYFP 1015
13. Ukrainian Shchedrivky & Christmas Carols, CYFP 1016, Radio-Canada International. RCI 530
14. Ukrainian Dances (Yourko Kulycky. Andrij Czerny) CYFP 1019
IS. Veselka. Vol.2. CYFP 2028
16. Cherernshyna. CYFP 1023
17. Lesya. CYFP 1039
18. Cheremshyna. CYFP 1044
19. Ukrainian Dances Vol.2. John Sheremata. CYFP 1052
20. Cheremshvna. CYFP 1054
21. Vera. Natalia, Olya. CYFP 1055
Abstract: Claudette Berthiaume—Za i'ada tells how Ukrainian—Canadians in Mon (real hare preserved and adapted their folk music Although their numbers are sinai!, they ha i'e maintained elements of their native dances and songs while adapting to modern conventions. In their new compositions they use traditional forms, melodies, rhythms and common speech.
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