Canadian Journal for Traditional Music (1983)

L'Acadienne De L'Ile du Prince Edouard et la Chanson Traditionnelle

Georges Arsenault

Abstract

Quelques années passées, lors de la reunion annuelle de notre association a Fredericton, Nouveau-Brunswick, Edward D. Ives présentait une communication intitulée "Lumbercamp Singing and the Two Traditions' '.1 Dans sa vivante presentation ii livrait des constatations fort intéressantes sur la chanson traditionnelle et les contextes de son execution chez les anglophones des états du Nord-est américain et des provinces Maritimes. Ses nombreuses recherches lui ont permis, nous précisait-il, de dégager deux traditions assez distinctes, soit la "publique", dominée par les hommes, et laquelle selon Monsieur Ives est une extension de celle des camps de bücherons, et la "domestique" où les femmes sont prépondérantes.

En écoutant attentivement cet exposé, je n'ai Pu m'empêcher de comparer ces traditions décrites par le conférencier a celles du même genre telles que pratiquées par les Acadiens de l'Tle-duPrince-Edouard.

Cette comparaison s'est avérée intéressante. En effet, je me suis rendu compte qu'il y avait une difference marquee entre ce que Edward D. Ives disait avoir décelé chez les anglophones, et ce que j'étais en train de découvrir chez les Acadiens de ma petite province. Cette difference, elle reside principalement dans l'importance du role de la femme dans l'exécution de la chanson traditionnelle. Alors que les femmes, dans la tradition anglophone que monsieur Ives a étudiée, ont tenu une place peu importante dans l'exécution en public de la chanson, les Acadiennes insulaires se sont, au contraire, distinguees sur ce plan.

L'Acadienne a en effet joué un role de premier plan en ce qui a trait ala chanson traditionnelle. Cela est bien evident, a mon avis, tant au niveau de l'exécution publique et domestique de la chanson qu'au niveau de sa transmission. Aussi faut-il dire que l'Acadienne a largement contribué dans la composition de chansons locales, ce que je démontrerai plus loin.

Evidemment, la femme acadienne a d'abord, et dirais-je méme avant tout, chanté dans l'intimité de son foyer. Elle faisait ainsi pour distraire les enfants, pour rythmer certains travaux domestiques, ou simplement pour se distraire et rompre le silence. C'est d'ailleurs sous le toit paternel que se transmettaient autrefois la plupart des chansons. Nombreux sont mes informateurs et informatrices qui me disent avoir appris le gros de leur repertoire de leurs parents, notamment de leur mere.

Mme Florence Bernard, d'Abram-Village, compte parmi ces personnes. Les chansons de son repertoire, elle les tient pour le plus grand nombre de sa mere qui, elle aussi, les tenait de sa mere, toutes deux de grandes chanteuses. Fidèle a sa filiation matriarcale, Florence est une passionnée de tout ce qui est musique et chanson. Héritiére de la ferme familiale, elle a vécu la majeurepartie de sa vie avec sa mere. Florence me raconta souvent comment cette derniére, Melanie, chantait a longueur de journée tout en s'adonnant a son menage. Cela faisait tellement partie de sa vie que de retour a la maison, après l'enterrement de son deuxième man, elle s'assit a son rouet, et, tout en filant sa lame, elle se mit automatiquement a fredonner quelques airs. Son fils adoptif, en l'entendant, poussa une crise de colére accusant sa belle-mere de manqué grossiérement de respect envers son défunt man. Mais scion Florence, sa mere n'avait pas agit irrespectueusement. Elle avait bien soigne Ferdinand pendant sa maladie; si elle chantait en filant ce jour-là, c'est que cela lui était comme un reflexe naturel, un reflexe qu'elle ne pouvait contrOler.

Cette méme veille chanteuse, décédée en 1972 a l'áge de 92 ans, disait souvent a ses enfants qu'elle voulait, a l'instar de sa mere, mourir en chantant. Cet exemple démontre bien cc que pouvait représenter la chanson chez certaines Acadiennes.

Mais les chanteuses acadiennes ont fait entendre leurs voix bien au-delà de leurs chaudrons et de leurs rouets. Les occasions, semblet-il, ne leur manquaient pas. Lors des soirees sociales, des veillées comme on les appelle chez-nous, il n'était pas rare que la vedette de la soirée soit une chanteuse. A Tignish, c'était Isabelie Poirier, dite "la Grêle", qui aimait frequenter ces veillées. Elle y chantait souvent de ses propres compositions. A Saint-Chrysostome, la presence de Lalie a Jack, chanteuse et conteuse de tours, garantissait le succés d'une soirée. Les frolics ou corvées a filer, a tricoter, a piquer des couvertures constituaient autant d'occasions oü les femmes-artistes étaient invitées a se faire entendre.

Il y avait aussi des circonstances plus cérémonieuses ou officielles oU une femme était régulièrement appelée a chanter. Je prends comme exemple le banquet des noces. A cette occasion, il était autrefois de tradition qu'une personne interpréte une chanson de manage. Régle génerale, l'honneur revenait toujours à une femme, parfois a la mere de l'un des nouveaux conjoints.

il existait aussi, jadis, la coutume de chanter des cantiques lors des veillées mortuaires. D'après les personnes qui se rappelent toujours cette tradition, depuis longtemps disparue, les femmes y étaient les principales interprétes.

Les camps de bOcherons, comme nous le savons, ont été des lieux qui ont contribué à garder vivante la chanson traditionnelle. Al'Tledu-Prince-Edouard, les conserveries de homard, qu'on appelle chez nous "facteries a houmard", ont joué pendant longtemps un role semblable. Il existe cependant une importante difference entre ces deux genres de milieux: alors que les chantiers fonestiers negroupaient presque exclusivement des hommes, les "fracteries àhoumand" comptaient autant sinon plus de femmes que d'hommes.

Ces usines d'apprëtage qui ont vu le jour sun i'Tie pendant les années 1870, ont ete construites en grand nombre dans les villages acadiens, founnissant ainsi des emplois saisonniers à une quantité de personnes. Jusqu'à vens les années 1950, ces établissements de péche offnaient le couvent et le gIte aux employes qui habitaient à une distance trop éloignée de la "facterie". Chaque établissement avait donc des dontoins et un réfectoir oü les engages prenaient leurs repas.

On y travaillait fort et pendant de longues heunes dans ces usines, mais on trouvait aussi du temps pour s'amuser, soit en soirée apnès le travail terminé, soit les dimanches, soit encore les jours de tempêtes quand les pêcheurs ne pouvaient se nendre lever leuns casiens. La chanson, avec les jeux de cantes, le conte et la danse, était le principal passe-temps. Scion de nombneux infonmateurs, il y avait toujours de bons chanteuns, ou devnais-je dine de bonnes chanteuses, panmi le groupe. En effet, de dine certaines pensonnes, les principaux interprètes dans ces endroits étaient le plus souvent des femmes.

Ces établissements de pêche ont sans doute été des milieux qui ont favorisé la transmission horizontale des chansons traditionnelles. Les engages qui pnovenaient souvent de plusieuns districts apportaient chacun leur repertoire. Et, la pêche au homand terminée, les intéressés regagnaient leurs foyers enrichis de quelques nouveaux refrains appris de leuns collègues ouvriers.

Tout comme les camps de bûcherons, les "facteries a houmand" ont donné naissance a de nombreuses compositions qui mettaient en vedette parfois des employés de i'entreprise et parfois même le patron. Je reserve pour une autre fois une discussion sun cette matiére.

Je veux cependant vous entretenir tout de suite des chansons de composition locale, et spécifiquement de leurs auteurs. C'est un do-maine qui m'intéresse beaucoup. J'ai d'ailleurs terminé une étude sun Ia complainte2 et je me prepare a effecteur une recherche sur la chanson satirique de l'Ile-du-Prince-Edouand.

Ce que je puis constater jusqu'à present, c'est qu'à l'Tle, les chansons locales acadiennes, qu'importe leur genre, ont été composées dans une large mesure par des femmes. Un compte napide m'indique que pour chaque auteur masculin l'on peut compter au moms quatne auteurs féminins.

Mais je dois tout de suite nuancen ces statistiques. Dans mon étude des complaintes composées par les insulaines, j'ai constaté que dans Ia region Tignish-Palmen Road, l'extrémité ouest du comté de Prince, les auteuns de ces chansons tnagiques appantiennent en majorité à la gent masculine. Cependant, un peu plus it l'est, dans la region Evangéline (Baie-Egmont, Mont-Carmel et Wellington), je ri'ai trouvé que des femmes-auteurs pour cc méme genre de chansons.

Il reste toutefois que les femmes, plus que les hommes, se sont improvisées les chroniqueurs deleurS cantons. Et, si l'on en juge de par leurs oeuvres, ces composeuses de chansons furent des femmes tnès eloquentes, d'une franchise brutale, fortes de canacténe et possédant un sens de l'humour raffiné. Quelques exemples suffiront it le démontren.

Je vous présente d'abond la "petite" Julitte Arsenault. Elle est l'auteur d'une complainte compoSée au debut du XIXe siècle. Dans sa chanson elle raconte le depart des Acadiens vivant it la rivière Platte sur le littoral de la Baie de Malpèque, pour aller se réétablir it Baie-Egmont. Ce depart fut le résultat des mauvais rapports qui persistaient entre les Acadiens et leur seigneur d'une part, et leurs voisins anglais, d'autre part. Les deux premiers couplets de la cornplainte démontrent bien le caractère résolu et ferme de cette acadienne du debut du siècle dennier:

Qui est la cause que nous sont ici?
C'est les mauvais gens de notne pays.
Tout d'une bande
Contre les Acadiens
Et tous ensemble
Ils vivons de nos biens.
A peine (cueillons-nous) un grain de blé
Il faut aussitôt aller leur porter.
Ces gens banbanes
Sans aucune charité
N'ont point d'égard
A notne pauvreté.3

Mais cet auteure, après une envolèe dans un ton agressif oU elle qualifie ses voisins de "barbares", de "lions" et de "loups enrages", devient douce comme une brebis quand elle s'identifie dans les derniers couplets:

Qui a composée la chanson
Voulez-vous en savoir le nom?
C'est la petite Julitte blanche et blême,
C'est Dieu qui la mit de même
N'en dites rien laissez-les comme elle est,
C'est le don que Dieu y a donné.
Si ma chanson n'est pas bien chantée
Je vous prie de m'excusen
Car Dieu donne à sa creature
A chacun selon sa nature,
Y en a qu'ont le don de bien chanter
Bien loi de là, moi j'ai passé.4

Isabelle Poirier, surnornmée "La Grêle", fut une de ces cornposeuses de chansons de Tignish qui n'avait pas Ia langue dans sa poche. Beaucoup de gens se nappelent touj ours la fameuse chanson qu'elle fit en 1901 au sujet d'une soirée ou l'élite de Tignish avait été invitée pour féter les Rois. N'étant pas de Ia classe des "collets hauts", comme elle nornme cette "haute société", et évidemment froissèe de n'avoir pas étè conviée, elle composa une chanson dans laquelle elle se moque subtilement de ceux qui avaient assisté a Ia fête. Pour le fond de sa composition, elle se base sun un compte rendu de la soirée publié dans le journal local, . 'Impartial. Sa chanson ne fit pas le bonheur des gens impliqués et onn'hèsita pas a le lui faire savoir. La "vieille Grêle" ne se laissa pas intimider pour autant. Elle profita de cc reproche pour ajouter quelques couplets it sa chanson déjà trop insultante pour certains. Voici Ia tournure que prit la fin de sa composition:

J'ai su dans la compagnie
Que ma chanson en avait scandalisés.
Si ils vouliont pas qu'a senait chantée
Foullait pas qu'il la mettit sur le papier.
Moi je l'ai lu sun un journal
J'en pensais pas it faire de mal.
C'est Fidéle le couturier
Qui a venu pour m'en parler.
C'ètait sur le petit Jean Gallant
Qui rn'a appelé la composeuse de chansons.
S'il m'avait pas tant surpris
J'y aurais donné son biscuit.
La chanson a été composée
Par la veuve it Pierre Perry.
Ils sont toujours a m'appeler Ia Grêle
Mais mon vrai norn c'est la veuve Zabelle.
Il faut excuser les ignorants,
Ils me connaissont pas pan d'autres noms.5

Les chansons de sanctions populaires composées par des Acadiennes de l'Ile sont nelativernent nombreuses. Un autre exemple que je trouve inténessant a été necueilli au debut du siècle pan le Pére Pierre-Paul Arsenault, de Mont-Carmel. Cette chanson est intitulée La Penette. Elle traite de noces chez une famille Arsenault qui, semblet-il, n'avait pas la reputation de gens trop hygieniques comme en fait foi un des couplets:

Quand la Brayonne fait des pâtés
Elle y met de la vache crevée.
Elle en méle miette it miette
Elle s'en sent de Maniette (serriette?).
Si elle avait étè plus pourrie
Elle se serait servis d'anis6

L'auteur de Ia chanson, qui s'identifie comme "une pauvre petite femme", fut évidemment insultée de la qualité de la noce. Elle termine ainsi sa chanson:

La chanson a étè composée
Le jour des noces après diner
Elle a été composée par une pauvne petite femme
Qu'avait pas pour son diner une petite couanne
Elle l'a pas faite pour les honorer
Mais seulement pour les affronten.7

La femme acadienne s'est même intéressée a la politique et aux elections, et ce longtemps avant qu'elle obtienne le droit de vote. Je pense ici a Angéle Gallant, de Mont-Carmel, à qui on attnibue au moms deux chansons paniant d'éiections, Ies deux du genre satinque. Dans ces compositions, qui datent des années 1890, elle se moque de politiciens consenvateurs et de leurs partisans. L'auteur s'identifie mérne dans une de ces chansons.

Qui cc qu'en a compose la chanson?
C'est une appelee Angèle Gallant.
C'est du temps de l'élection, et oui bien.
Pour faire passer le temps, et vous m'entendez bien.8

La tradition de composer des chansons locales dans le style traditionnel est encore vivante. La plus prolifique des auteurs que je connaisse est Mme Léah Maddix, âgée de 81 ans. Elle compte a son actif deux complaintes sur des noyés (dont la plus récente date de 1976), une douzaine de chansons anecdotiques, une chanson qui nappelle le bon vieux temps a l'Tle, et une toute récente composition dans laquelle elle parle de ses vieux jours. Mme Maddix aime bien chanter ses chansons a tout public intéressé, soit it des soirees sociales, a des concerts d'amateurs, aux écoliers et, bien sûr a son folkloriste préféréf

Voilà quelques exemples et témoignages qui démontrent bien, a mon avis, le rOle important que l'Acadienne insulaine a joué dans le domaine de la chanson traditionnelle, au plan de son execution, de sa transmission et de sa composition.

Je ne puis dire, et d'ailleuns j'en doute fontement, que cc soit la un phénomeme particulier it la comrnunauté acadienne de ma province. Je suis plutot porte a croire qu'il s'agit d'un fait commun it l'ensemble de l'Acadie. Cela reste cependant a démontren. Enfin, je me pose la question it savoir si la Québecoise a jouè dans cc domaine un rOle qui puisse ressembler it celui de ses cousines acadiennes. La cornpanaison senait dans doute inténessante it faire. Je lance donc l'invitation a toute personne intéressée!

Notes

* Cotnmunicatiou presentee a Montréal, Ic 4 juin 1980, lors de Ia rencontre anuuelle de l'Associatiou canadiertne pour let etudes de folklore.

1 Publiée dans Canadian Folk Music Journal, 5, (t977), 17-23. Voir aussi su derttiére publicutiott, Joe Scott, the Woodsman-Songmaker (Urbana: Univ. of Illinois Press, 1978) pp. 393-196.

2 Complaintes acadien,te de l'lle-du-Prince-Edouard, (Montréal: Leméac, 1980).

3 CCECT, Colt. PP. Arsenault, mx. no 83.

4 Ibid., ms. no 93.

5 Coil. Georges Arsenault, ms. no 218.

6 CCECT, coIl. PP. Arsenattlt, ms. no 22.

7 Ibid.

8 Colt. Georges Arsettault, ms. no 44

Abstract: In his article on "Lumbercamp Singing and the Two Traditions" (Canadian Folk Music Journal, 1977, 17—23), EdwardD. Ives noted that in lumbering regions public performance of songs was largely dominated by men while the women's tradition was of domestic in-the-family singing. When Georges Arsenault compared this pattern with the practices of Acadian singers in Prince Edward Island he found that there was a striking difference. Among the Acadians the women were prominent both in public and domestic singing and a/so in composing local songs. He suggests that this may be partly because the lobster canneries in P.E.I. played a similar part to the lumbercamps in preserving songs, and as many women as men worked in them.